« Nouvelles hybrides » ? 

Au plus simple, peut-être : les suites d’une intuition … patasurréaliste.

Il doit y avoir, il faut qu’existe un lieu où fusionnent

art et philosophie,

textes et images,

réflexions approfondies et évidences sans raisons, 

amour du nouveau et a priori favorables à l’ancien,

raisons et folies,

humour et sérieux,

un lieu de résistance à l’abrutissement contemporain, 

où l’on puisse prolonger des étonnements et retrouver des questions dont notre époque n’a plus idée.

 

Les éditoriaux des premiers numéros ne disaient peut-être pas trop mal cet espoir et cette ambition : 
n°1  

 

 Je ne parle pas du chat,
je ne parle pas des oreilles,
je ne parle pas du maïs,
je ne parle pas du mouton,
je ne parle pas des femmes,
je ne parle pas des hommes,
je ne suis pas peintre,
je ne suis pas littérateur,
je ne suis pas musicien,
je ne suis pas professionnel,
je ne suis pas amateur.

     Or, dans ce monde laissé pour compte,
il n’y a plus que des spécialistes.
Les spécialités séparent l’homme de tous les autres hommes
. 

Francis Picabia : Jésus-Christ rastaquouère

 

(Le ) Problèmeavec les revues, c’est qu’elles sont destinées à des publics déterminés, qui ne s’intéressent à rien d’autre : lectrices peu pressées de « presse féminine », lecteurs à une main de « presse masculine », gays, lesbiennes, sado-masochistes, amateurs de gros seins ou maniaques du bouton en forme de petit pois sur la fesse gauche (non, ceux-là n’ont pas encore leur revue) se démontrant leur droit à l’existence, chasseurs-pêcheurs  à l’affût de nouvelles armes, photographes amateurs se rêvant artistes, shootés au foot, mateurs formatés à l’informatique, enrôlés dans les jeux de rôles, ivrognesses de la tisane-tricot, cruciverbistes confondant lettres et être, amateurs de BD incapables de lire un livre sans dessins, philosophes persuadés qu’il n’y a de vraie pensée qu’où il n’y a pas d’images, avant-gardiens critiques critiques des buts erratiques de l’art contemporain, poètes incapables de reconnaître la poésie sans étiquette, surréalistes de la racine du dernier carré, science-et-vitalistes qui ne cessent de trouver naturels les miracles dont ils ne cessent d’allonger la liste, psychanalystes inconscients des mystères d’en deçà la petite enfance, sociologues incurieux de ce que pensent les hommes-fourmis qu’ils étudient, historiens sans nostalgie d’avant l’Histoire, linguistes qui croient pouvoir séparer les langues des manières de penser qui les constituent, … Chapelles. Rarissimes ceux qui cherchent encore à découvrir les sources d’émerveillement des autres, se mettre à leur place, comprendre leurs vérités, et se corriger. Esprit de chapelle partout. Enrobé de mauvaise foi par ceux qui se rendent compte encore de l’obscénité qu’il y a à vouloir n’être que soi. Chacun dans ce qu’il imagine être son domaine, ici les philosophes, là les littérateurs, ailleurs les poètes, encore ailleurs les artistes, … avec d’innombrables subdivisions. Bien sûr, on ne saurait s’intéresser à tout, mais on peut se sentir un peu absurdement à l’étroit dans ce monde multidimensionnel peuplé de femmes et d’hommes qui se contentent d’une ou deux dimensions. On peut être curieux de plusieurs « domaines », et pas trop capable d’oublier ici ce qu’on a appris là ou là-bas. Alors, il est difficile de ne pas penser que toutes ces images de la réalité sont faussées par leur ignorance du reste, et qu’il faudrait se donner un moyen pour explorer les infinis qui se découvrent lorsqu’on n’a pas ces œillères .

Puisqu’on ne peut être universel  et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout,
il faut savoir peu de tout.
Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ;
cette universalité est la plus belle.
Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s’il faut choisir,
il faut choisir celle – là,
et le monde le sent et le fait,
car le monde est un bon juge souvent.

Blaise Pascal : Pensées.

    Projet : une revue universaliste (catholique, si vous aimez les étymologismes), mais déséparatrice, où l’on reprend tout à zéro en prenant en compte le Tout, le Rien, et  tout ce qui n’est pas seulement ceci ou seulement cela. une revue d’ « art », car c’est encore dans ce qu’on persiste à nommer ainsi [mais qu’il vaudrait mieux nommer (h)art, pour ne pas oublier qu’on ne sait pas ce que c’est] que l’on trouve le plus de transfuges perpétuels, mais d’art in-contemporain,  car ce qui est digne d’intérêt dans l’art contemporain va à contre-courant de l’époque, une revue illustrée d’(h)art et d’istoire de l’(h)art in-contemporain, donc, en même temps qu’une revue de poésie humoristique (moins ou plus drôle), de philosophie philubrique, de théologie avec diables au logis, de mystique explosée, de nihilisme joyeux, de bibliophilie erratique et terratique, de critique médulaire, de méta-images, de ‘pataphysique électronique, de transcendantalités minuscules et d’infinimitésimalités transfinies.

 

Titres (auxquels vous avez échappé) : L’HOMARD DE LOURDES – PERSPECTIVES DÉPRAVÉES – LE CHEVAL DE SEL – ABERRATIONS – ¡ NON !  – L’HARANGUE -OUTANG – LES TRIBULATIONS DU CAMÉLÉON – EXCENTRIQUES DE GRAVITÉ

 

 

  J’attends un nouveau type d’art, qui n’aura peut-être pas grand chose en commun avec l’art d’aujourd’hui :
ce sera une autre manière de voir les choses, qui mettra certainement longtemps à cristalliser en une forme définie mais se manifestera alors comme une discipline   sans précédent. Ce ne sera ni de la poésie, ni de la peinture, ni de la sculpture, mais  quelque chose d’entièrement différent .
 

 

Jiří  Kolář : Réponses

 

    Objet : à partir de pensées visualisées qui semblent plus ou moins tout à fait pas sérieuses, 
 r  é  f  l  é  c  h  i  r    notre être multiple, contradictoire, notre hybridité, notre être monstre.
Sujets ? : des questions situées un peu au-delà des derniers cercles de la perception des contemporains, mais très centrales néanmoins.
Exemples  :  – De quelques difficultés à utiliser l’échelle à mesurer le poids de la grâce  – Des errances en atoll qui nous séparent d’un calendrier mondial de la tolérance  – Du bon humour dans ses rapports avec le mauvais goût, et inversement  – Des livres monstres   – D’une tératologie poétique, et de ses rapports avec l’autre  – Prolégomènes à une étude comparative du degré de sérieux dans les monochromes pour rire et les autres  – Eléments pour une nouvelle déclinaison du Déclin du mensonge  – Des illustrateurs traîtres  – Une couche d’infra-mince ?  – De quelques récents progrès dans le traitement des allergies à la réalité  – Des cabrioles macabres  – De la mystification envisagée comme un nouvel bel art   – De l’exploitation des mines de rien  – Au delà du principe de l’Impossible  – Du cameléonisme, honni ou pas  – Promenades du paon en dehors de la zoologie  – Continuations de l’or  – Le chamboultou de la pensée en C (comme Contemporaine)  – Pataprolégomènes à la ‘pata-‘pataphysique  – L’art est l’oxygène de l’âme  – De l’impossibilité d’une photographie surréaliste et de son existence néanmoins  – Pourquoi les philosophes ne comprennent rien à l’art, et les artistes deux fois muets   – Tristes exotismes autistes, et les autres   
Comment ?
 : par tous les moyens, y compris et d’abord ceux qui sont tenus à grande mais peu respectueuse distance par les autoproclamés propriétaires de la pensée, comme récits fictifs, faux témoignages, pseudo-discours, simili-traités, aphorismes calembourés, « texticules », collages, dessins impossibles, gravures fantastiques, photos de ce qui n’existe pas, œuvres qui ne sont pas de l’art … 
Avec ? : des contributions volontaires de poètes-écrivains-artistes-philosophes contemporains – sans limitation d’âge, de sexe ou de nationalité – qui se reconnaissent dans cette manière modérément bonsensique de chercher la vérité, et des contributions involontaires, ramenées de nos incessantes explorations dans l’histoire oubliée de la sagesse-par-la-folie.
    Donc : une revue inclassable, faite d’éléments inclassables (plutôt très cassables), réfléchissant sur l’inclassable et se faisant le miroir de toute la création inclassable, d’aujourd’hui comme d’hier.
    Aspect : omelette norvégienne : extérieur XIXème, intérieur XXIème babélien, tous siècles convocables

 

 

N°2

 

Nouvelles-Hébrides …Un lecteur nous signale qu’il existe un archipel antipodique dont le nom ressemble étrangement au titre de notre revue. Nous le remercions modérément de cette information exotique, car elle nous fait prendre conscience une fois de plus de certains trous noirs dans le gruyère doré de notre savoir. Quand même, discrètement, nous avons consulté Bobby (le petit Robert Dénompropr, un de nos meilleurs conseillers en matières de réalité) qui nous a donné sans délai quelques renseignements poétiques et néanmoins crédibles : elles sont dans la mer de Corail, en Océanie, une quarantaine dont douze principales qui comprennent du N. au S. les petites îles Torres, les îles Banks, Aurora, la grande île d’Esperitu Santo, Pentecôte, Malekula, Ambrym, Epi, Vaté, et plus au S. Erromango et Tanna, sont appelées désormais Vanuatu, et leurs 14 763 km2 sont habités par 142 630 personnes, des Mélanésiens wallisiens, des Tahitiens, des Néo-Calédoniens, des Vietnamiens, des Chinois et des Européens , qui, pour s’ignorer, s’insulter ou éventuellement s’entendre, dans le cadre d’une démocratie parlementaire, se servent du français, de l’anglais (off) ou du créole « bichelamar» ; au casino, ils jouent leur va-tout pour des vatu. Un livre sur l’art océanien montre des masques de là-bas, très beaux. Ç’a dû être un Ailleurs, vraiment, très loin de la vieille Europe, dans cette partie du monde qui est apparue longtemps comme le Nouveau Monde. Un pays où, sans doute, avant l’arrivée de nos calamiteux ancêtres, les gens étaient beaux, les corps colorés, la nature généreuse, la vie simple, le mystère partout, l’origine avant-hier. 

Les Nouvelles Hybrides … nous aurions  du mal à les localiser (en réponse par exemple à la curiosité patriotiquement méfiante d’un hypothétique Vanatuan qui envisagerait de traduire nos élucubrations en bichelamar), mais Bobby ne pourra nous aider à ce propos que lorsque leur existence sera devenue aussi indiscutable que celles de leurs îles sœurs, et il n’est peut-être pas très prudent d’attendre jusque là. Où sont-elles? – pas dans la géographie :  elles sont bien une sorte d’archipel, mais indénombrable et dont les îles éphémères sont des fulgurances, des éclats de conscience qui, dans l’espace que crée ce genre d’instant, abolissent tous les pays, et qu’on n’est jamais sûr de retrouver. Entre les quelques parcours obligés qui nous cachent l’immense du monde et l’infiniment libre de la vie, il y a, parfois, des passages qui s’ouvrent et mettent en communication instantanée des lieux mentaux que l’on ne pourrait joindre, « normalement », que par de longs détours, ou pas du tout : la girafe se couvre des piquants du hérisson, le cor de chasse prend feu, la peinture disparaît dans le paysage, le peintre dans la peinture, le piment devient libellule, la langue poisson rouge, les esprits portent des chapeaux, un dé à coudre rencontre un parapluie, le rêve lourd jambon pend au plafond au-dessus d’un fantôme de nous-même qui s’étend sur le lit du blanc de l’œil, le coucou est remplacé par l’horloge à escarpolette, qui marque le temps suspendu, les bancs de poissons reflètent les haies de mésanges, les peupliers sont des flammes vertes, il y a une rue du Cul-de-sac, une avenue de l’Impasse, le temps n’a pas encore de barbe, les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard évoquent les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard, Rrose Sélavy et moi esquivons les ecchymoses des esquimaux aux coups exquis, … ces « images » sont des hybrides, et ces hybrides sont des unificateurs inattendus, opèrent la fusion instantanée de termes que nous n’aurions jamais pensé à seulement rapprocher, et leur découverte (par soi-même ou grâce à d’autres, beaucoup moins importe que généralement on ne croît) est de très loin la plus efficace et la plus réelle des résurrectines : comme remède instantané à l’ennui, on fait d’autant moins mieux que cette poésie est souvent drôle, ou même, comme aurait dit Baudelaire (qui n’y connaissait pas rien) très-drôle. Les nouveaux hybrides sont des atolls viagresques pour nos facultés d’émerveillement et de rire, dont les médecins des âmes devraient prescrire la recherche à leurs patients (sans oublier de commencer par eux-mêmes) : ce sont des fusées qui déclenchent des évasions instantanées (nous avons nous -aussi remarqué qu’il y a un instant c’étaient des atolls, mais … comment parler des images autrement qu’avec des images ?) vers des ailleurs hors du réel et du possible, même, des ailleurs innombrables qui ne sont pas des quelque part (Le gang des philosophes para-bavarrois à chaussures cloutées soutient que les bêlements d’êêêtre de la poésie permettent de résoudre la crise métaphysicosmique du logement, mais c’est oublier qu’il n’y a pas seulement l’être, le non être, ou les moutons). Les Nouvelles Hybrides sont un là-bas qui n’est pas un autre ici, un entremonde en archipel infini qui n’est ni dans ce monde ni dans un autre mais dans le va-et-vient perpétuel qui en relie les innombrables atomes. Elles forment la trame infinitésimale des recommencements du monde. Nous ne les avons pas découvertes, ni ne sommes les premiers à entreprendre de les explorer : nous venons après Lichtenberg, Jean-Paul, Grandville, Hugo, Aloysius Bertrand, Baudelaire, Ducasse, Rimbaud, Laforgue, Roussel, Duchamp, Apollinaire, Arp, Ernst, Breton, Styrsky, Toyen, Dali, Queneau, Chazal, Perec et tant d’autres géniaux arpenteurs de ce non-monde d’ombres vives, mais la conscience s’est perdue de l’aventure commune à laquelle ils ont participé, et même s’il n’est pas très étonnant qu’on ne cesse de la perdre, car elle est celle du désir de la discontinuité absolue, du tout autre, du jamais vu, jamais ouï, jamais pensé, nous voudrions contribuer à la retrouver, à la reconstituer. L’incompréhension est telle aujourd’hui de tout ce qui est haute poésie, art absolu, humour, amour, épiphanies burlesques, fausse mystification, philosophie par la folie ou gai savoir par l’ignorance qu’il ne sera peut-être pas inutile de montrer qu’il existe encore des chercheurs de l’or de ces illuminations-là, que l’aventure continue, de la recherche des mondes sans gravité que ce désir commande, que certains d’entre nous ont encore faim du sandwich symbolique qui ne ressemble à rien. Les hybrides auxquels tout le monde pense lorsqu’on prononce ce mot nous intéressent aussi, mais ils ne sont à nos yeux qu’une petite partie d’un univers infiniment plus vaste, et une partie extrêmement problématique. Est-ce que, par exemple, « hybride » est synonyme de « monstre » ? Si non, en quoi, et pourquoi ? Est-ce que tous  les hybrides sont également fascinants ? Si l’on parle de « Nouvelles hybrides », c’est qu’il y en a des anciennes : quelles ? et qu’est-ce qui les différencie ? Nous avons confié à notre grand reporter Arne Saknüssem, de retour d’un voyage mouvementé au centre de la terre, le soin d’enquêter sur ces questions : un peu jaloux de son collègue éléphantologue, et considérant que rien n’était trop bon pour les lectrices et lecteurs de Nouvelles Hybrides, il n’a pas hésité à créer une nouvelle science, la tératologie poétique ou science des monstres imaginaires. Au passage, il nous a suggéré d’aller voir du côté de Grandville, dont on a remarquablement peu fêté le 200tième anniversaire, et un autre de nos collaborateurs s’est chargé d’établir qu’il était un des pionniers dans la découverte des régions que nous voulons explorer. Ce faisant, il s’est rendu compte qu’il fallait beaucoup plus, une véritable réhabilitation, car Grandville a été diffamé, génialement diffamé, par le plus fin et pénétrant des critiques : Charles Baudelaire. On trouvera donc un détissage en règle – vaguement médiévale, donc rouge – du costard que celui-ci, pour l’éternité, a taillé à celui-là.

 

 

« Les contacts primordiaux sont coupés :
ces contacts, je dis que seul le ressort analogique parvient fugitivement à les rétablir.
D’où l’importance que prennent, à longs intervalles, ces brefs éclats du miroir perdu. »
  

André Breton

 

 

« Il faut que j’aille dans l’antimonde et que je discute avec les antipersonnes
et que de l’antilumière se répande sur les antiobjets ;
il faut que j’entre dans un antihomme, voilà la seule contrefaçon probante de le sortir d’ici. »
 

 Valère Novarina