On connaissait le talent d’Annie le Brun pour la sadisation littéraire du public : faire passer un anti-poète absolu pour l’égal des poètes les plus grands, un anti-psychologue totalement dépourvu d’esprit scientifique pour un précurseur de la psychanalyse, un détourneur des doctrines matérialistes de son temps pour un penseur original, précurseur de l’athéisme moderne, un pousse-au-crime et incitateur à la haine de l’humanité pour un érotomane auquel il a pu arriver une ou deux fois d’exagérer un peu avec ses camarades de jeu, un pornographe qui a réussi à rendre la littérature pornographique encore plus emmerdante que d’ordinaire en y entremêlant une philosophie d’adolescent idiot pour un grand écrivain, un blasphémateur infantile pour un héros de la liberté, un obsédé criminalo-sexuel pour quelqu’un qui a une importance de premier plan dans l’histoire de l’esprit (elle va même jusqu’à le comparer avec Pascal), une telle alchimie mérite, sinon le respect, du moins une certaine sidération.

  On comprend qu’après une telle réussite elle ait voulu parachever sa victoire en utilisant des peintures, des gravures ou des sculptures qui pouvaient sembler illustrer les débloquages bien abimés de son bloc d’abîme préféré. Celui-ci ne s’intéressait pas à l’art ? Qu’à cela ne tienne : on dira par exemple que « Toute la démarche de Sade pose la question de l’irreprésentable lié au désir. De ce fait, elle rencontre l’une des préoccupations majeures de l’histoire de la représentation. En disant ce qu’on ne veut pas voir, Sade va inciter le XIXème siècle à montrer ce qu’on ne sait pas encore dire ». Et voilà « le fil conducteur de l’exposition ».

– Que demande le peuple ?

– De la brioche, le pain noir ne lui suffit plus. Le comité des critiques d’art du XIème fait remarquer également que l’art s’essaie depuis toujours à représenter l’irreprésentable, en donnant des images paraissant plus qu’humaines des Dieux, des Déesses, des Démons, du Monde, des épisodes de La Mythologie ou de L’Histoire Sainte, et que ces images, même quand elles ne représentent pas des scènes érotiques, ont tout à voir avec « le » désir, puisqu’elles sont faites pour être aimées et même adorées. Il dit aussi que le désir sadien est une forme très particulière, criminelle, de désir, tellement peu universelle qu’odieuse pour la plupart des gens.

– Personne ne voit si loin en arrière, on ne va pas se laisser arrêter par ce genre d’objections. Le public est nul, on peut lui faire gober ce qu’on veut. Pour que ça ait l’air sadien ou au moins influencé par Sade, il suffit qu’il y ait de la volupté (von Stuck), de la tentation (Redon), de la cruauté (Goya, Delacroix, Moreau, Kubin), de la férocité (Goya, Kubin, Toyen), de la démesure (Delacroix), de l’érotisme (Fragonard, Ingres, Rops), de la pornographie (Lequeu, Ingres, Belloc, Styrsky), du supplice (Carpeaux), du blasphème (Rops), du crime (Delacroix, Cézanne), de la violence (Rousseau), du viol (Picasso), de la passion (Füssli), de la femme fatale (Khnopff) ou du sadisme (Bellmer, Molinier) et de l’hommage à Sade (Benoît, Man Ray, Max Ernst). Et puis on peut ajouter des œuvres d’avant Sade, comme cette gravure du martyre de Sainte Agathe, d’Antoine Lafréri (1567), ou le David tenant la tête de Goliath d’Aubin Vouet (vers 1620), ou un écorché de Gautier d’Agoty (1746) …

– Vous n’avez pas peur que les gens se rendent compte que la plupart de ces œuvres disent autre chose et quelquefois tout le contraire de ce que dit Sade ? Les scènes de cannibalisme peintes par Goya disent l’horreur de l’inhumanité, de même les gravures terrifiantes de Kubin, Le péché de von Stuck évoque la volupté mais aucunement la cruauté, l’Angélique d’Ingres n’a rien de sadien, les blasphèmes de Rops (p.e. un crucifié en érection, avec des pattes de bouc) ont quelque chose de bonhomme et populaire totalement absent de ceux du Marquis, la femme étranglée peinte par Cézanne – dans sa période expressionniste « couillarde » – est un fait divers « naturaliste », absolument pas une exaltation de la violence, … vous croyez que les visiteurs vont accepter de voir des œuvres si fortes et si nettes mises en rapport avec les phrases idiotes et odieuses dans lesquelles Sade associe bonheur, crime, volupté, cruauté ?

– Plus personne ne sait que les œuvres parlent, on peut leur faire dire tout ce qu’on veut, et comme il suffit qu’une pensée soit écrite en grands caractères pour qu’elle devienne indiscutable, je ne vais pas me gêner …

– Et si des visiteurs disent en sortant de l’expo qu’il y a de très belles œuvres, mais qui nagent dans une bouillabaisse incompréhensible, bonne à vous dégoûter de Sade, des sadiens, du surréalisme et d’une bonne partie de la peinture du XIXème siècle ?

– Excellent ! Cela montrera une fois de plus qu’on ne sort pas indemne de la lecture de Sade, même en extraits.

– Ah … crétiniser les spectateurs est le but? C’est une conception originale du service public, et de la déontologie du commissaire d’expositions. Je ne suis pas sûr qu’elle coïncide avec l’attente du public, mais je vous fais confiance pour le convaincre du contraire.

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6 Réponses »

  1. À l’appui de ce très remarquable article, qui remet enfin certaines choses à leur absence de place, je signale un dossier Sade dans le n° de Novembre de la revue Causeur – à déconseiller à tous ceux qui sont allergiques à Onfray, Finkielkraut, Zemmour, … et en général aux jetteurs de pavés dans la mare de ce douteux accabit –  où l’on pourra lire notamment, sous la plume d’Alexis Pranne (et non sous la prune d’Alexis Plamme), dans un article judicieusement intitulé

    EXPO SADE, ORSAY MUSÉE MASO ?  :

    « On est heureux de voir et de revoir (car il y a peu de découvertes) de belles oeuvres ; il n’en reste pas moins que Sade n’a pas rédigé L’IlliadeL’Odyssée et l’Ancien Testament, que c’est Jacques de Voragine qui a écrit La légende dorée et les Bollandistes les Acta Sanctorum, que l’on peut représenter les travaux d’Hercule ou le martyre de Saint Sébastien, faire la guerre et l’amour, et les peindre, sans être sadique, que l’on peut même assassiner sa voisine, la couper en morceaux et la mettre dans une valise (comme le montre, sous un voile noir, une photographie judiciaire exposée) sans avoir été « sadique » à proprement parler.

    Devant l’accumulation d’oeuvres et d’images déconnectées de leur identité propre, et converties de force, comme il se doit, au sadisme, on est placé devant ce dilemne: tout est sadique ou rien ne l’est, et aucune définition du sadisme n’est finalement offerte au visiteur. »

    On trouvera dans le même dossier un non moins très bon article intitulé Libéralisme et barbarie, où l’auteur, Frédéric Rouvillois, après avoir souligné l’énigme que constitue la vogue persistante d’un auteur si immensément ennuyeux, rappelle par de nombreux exemples ce que signifiait pour Sade la liberté absolue tant exaltée par Apollinaire et les surréalistes : attaques fanatiques contre le Christianisme, tenu pour absurde et liberticide, condamnation du roi, du père et de la mère – « à la toute fin de la Philosophie dans le boudoir, Eugénie, 15 ans, qui vient d’applaudir à la lecture de « Français, encore un effort si vous voulez être républicains« , prouvera qu’elle a bien compris la leçon en violant sauvagement puis en torturant sa propre mère » -, rejet des lois – « inutiles et dangereuses ». Dans ce monde utopique où le seul impératif est « N’ayez plus d’autre frein que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs » (Qu’est-ce que Vaneigem pense de tout cela aujourd’hui ?) s’institue une « démocratie barbare », « où les plus forts asservissent les autres au nom même de l’égalité et de la liberté » et où il n’y a plus que « le renard libre dans le poulailler libre ». Ah ! Mais … Ça vous rappelle quelque chose à vous aussi ? Est-ce que ce n’est pas justement le monde ultra-libéral dans lequel nous sommes ?

  2. Alors que re-voir le film Marquis suffit pour apprécier le Marquis,

    son discours anti-tout

    et le surréalisme à la Topor en plus !

     

    http://horrorkult.xooit.com/t1544-Marquis.htm

     

  3. Oui

    mais je crois que c’est plus Topor que Sade que j’aime dans ce film

    plein d’idées formidables, très bien réalisées,

    mais totalement dépourvu de cruauté

    le Marquis de Topor est plus toporien que sadien

     

     

  4. Bonsoir Etienne,

    « …des visiteurs disent en sortant de l’expo qu’il y a de très belles œuvres, mais qui nagent dans une bouillabaisse incompréhensible… » c’est à peu de choses près ce que m’a dit ma voisine quand elle m’en a parlé… ajoutant qu’elle ne voyait pas ce qu’Aloïse Corbaz venait faire là, ni même  Gustave Courbet ( Le Sommeil ?). « Vas-y, il y a de très beaux tableaux… »  m’a-t-elle dit, le reste est ridicule …

    bonne soirée

    Pascal

  5. Comment ne pas être d’accord avec vous à propos de cet impudent détournement (ou sidérante incompréhension) de tant d’œuvres qui suppose mépris à la fois des intentions des artistes  et des attentes des visiteurs. Mais au-delà de la passionnée Mme Lebrun, il y a un autre responsable de ce mauvais coup : le conservateur en chef du Musée Orsay qui devrait mieux veiller à la qualité intellectuelle et scientifique de ce qu’il permet d’exposer dans le musée dont il est responsable.
    Merci de vos chroniques toujours stimulantes.
    Très cordialement,
    Jean Arrouye

     

  6. Oui, ils sont préoccupés avant tout de « faire le buzz », je suppose,

    et avec des collections dont l’intersection avec l’art koonstemporain est nulle,
    ce n’est pas évident

    ils ont dû se dire que Sade, Annie Le Brun, « attaquer le soleil », … ça allait faire venir du monde,
    et tant pis si  l’expo ne tient la route à aucun point de vue

    pourquoi est-ce que le Centre Pompidou aurait le privilège de la crétinisation des spectateurs ?

    on peut rêver : un titre comme Esthétiques de la cruauté, par exemple, aurait permis de faire une exposition infiniment mieux assise philosophiquement, allant beaucoup plus loin et plus abondamment dans l’avant XIXème, et mettant en évidence les considérables variations de sens et de forme des représentations de la cruauté, mais maintenant qu’il y a eu cette désastreuse expo Sade, et tant que la confusion qui est dans les esprits des responsables d’Orsay ne sera pas dissipée, c’est une possibilité interdite

    merci d’exprimer votre accord,
    beaucoup de mes correspondants préfèrent s’abstenir prudemment de prendre position …

    bien cordialement

    et.c