Dimanche 16 novembre, au Salon de l’Autre Livre, etienne cornevin, l’éditeur du très remarquable livre Instants tannés, de Nicéphore Iniepce (Cf http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=8111), a dû en assurer la présentation (pour des raisons qu’il s’est empressé de révéler), et il nous a semblé que son exposé – dont nous avons pu, en échange d’un pot de vin bien potelée, nous procurer une copie – faisait une assez bonne introduction au livre et à la méthode – révolutionnaire en étant à la fois révolutionnaire et réactionnaire – de Nicéphore

   Je dois tout d’abord excuser Nicéphore Iniepce, qui est retenu à Chalons sur Saône pour d’éventuelles améliorations à apporter au procédé mis au point par son quasi homonyme Nicéphore Niépce il y a bientôt deux siècles. Il est question de se passer de papier photosensible pour faire des photographies, ce qui me semble relever de la science-fiction, mais ce ne serait pas la première fois que la fiction devient réalité.

Quoi qu’il en soit, c’est à moi, humble éditeur, que revient la tâche peut-être pas si lourde de vous présenter le livre de Nicéphore Iniepce, et sa bientôt célèbre méthode de tannage d’instants.

  Le livre tout d’abord. Comme vous le voyez, un livre de format carré, à couverture rigide, dont le blanc fait par comparaison jaunir celui de la fameuse collection blanche de Gallimard, et sur cette couverture la photo d’un cadran solaire jouxtant celle d’une horloge numérique de pharmacie : on suppose immédiatement qu’il va être question de notre rapport au temps tel qu’il est bouleversé par les nouvelles technologies, de l’opposition entre les méthodes anciennes, « naturelles », de mesure du temps, et les méthodes électroniques digitales ultra-modernes, et qu’il va en être question non sur un mode théorique abstrait, mais concrètement, images à l’appui. En regardant et lisant quelques doubles pages du livre, on acquiert vite le sentiment plutôt satisfaisant d’avoir fait la bonne supposition.

Exemples :

 

chose étrange pour un parisien ou en général pour un habitant des villes modernes, mais relativement ordinaire dans un village bourguignon ; chose qui, pour sa construction et sa probabilité d’imitation, appartient au Passé, même si elle fait partie du Présent de ce village ; chose qui appartient également au passé de l’auteur, comme il l’explique dans son texte. Mais la réflexion qu’il développe – brièvement – est intemporelle [Peter Schlemihl]

 

un prunier, comme n’importe quel arbre, vit dans le temps cyclique de la nature et nous avons tendance à croire que c’est dans le même temps, qui est à nos yeux une sorte de hors-temps, d’éternité, qu’il meurt : on le remplacera, et tout sera comme avant. Nous, nous vivons dans un temps irréversible, et nous avons tendance à croire que nous sommes unique et irremplaçable, alors nous avons du mal à reconnaître notre parenté avec les arbres.

 

une telle machine, qui a si curieusement, d’un côté, la forme d’un très grand A, est évidement une chose du Passé, et est d’ailleurs exposée comme telle. Dans un contexte présent, elle est remarquablement incongrue : sauf quelques rares travailleurs de la pompe, personne – sans lire les explications – ne devinerait à quoi ce truc a pu servir.

 

là c’est plutôt notre rapport à l’Espace, et à ce qui est dans la fraction d’Espace où nous sommes, qui est en question – par l’intermédiaire des planches d’un Grand Larousse Illustré grâce auxquelles on pouvait découvrir ces espèces exotiques (à une période de « l’histoire des sensibilités » où l’on percevait très nettement la différence entre le familier et l’exotique : de nos jours, avec la banalisation des films animaliers et la transformation du monde en « village global », une girafe dans notre jardin ne nous étonnerait plus tellement)

 

tous ceux qui ont vu Vertigo savent qu’un arbre, pris transversalement, est une horloge à mesurer les années, voire les siècles, par les cercles que forme chaque nouvelle écorce, mais comme il faut couper l’arbre pour voir ces cercles, on n’en a pas, d’ordinaire, conscience. Ici, un autre type de trou permet une prise de conscience du temps plus grossière, peut-être, mais plus troublante aussi (le platane est plus humain que le séquoia, surtout géant – qui peut atteindre plus de 3000 ans)

 

le scrabble – en français scrableu – est un jeu qui a en commun avec la poésie d’obliger à chercher dans l’intemporel de la langue des mots ordinairement peu fréquentés, et à les associer selon des combinaisons rares elles-aussi. Mais alors que les poètes dignes de ce nom visent, à travers ce genre d’opérations, l’expression d’un sens conscient, les scrableus, opportunistes tendance Onc’ Picsou, ont pour seul lamentable objectif de se débarrasser de leurs lettres en faisant le maximum de points. Heureusement la Providence veille, quelquefois, qui rend ce jeu un peu moins idiot.

Pourquoi parler d’instants tannés ?

Ne serait-ce qu’un calembour sans double ni triple fond ?

Voici comme Nicéphore Iniepce expose sa méthode de tannage d’instants :

  1. vous rencontrez un instant dont la tête vous revient, quoique vous ne sachiez pas trop dire pourquoi

  2. vous prenez une photo

  3. vous la regardez, et vous notez ce qui vous vient à l’esprit

  4. vous recommencez, jusqu’à ce que plus rien ne vienne (signe que le cubi de votre cerveau sous le soleil de cet instant est vide)

  5. vous arrangez un peu le résultat des pressages de ciboulot précédents

  6. L’instant est tanné, il ne reste plus qu’à le boire (métaphore valable sous conditions)

Donc, comme la peinture pour Léonard de Vinci, le tannage d’instants est, pour Nicéphore Iniepce, une chose mentale (une fois qu’il était en veine de confidence, il m’a confié que l’idée lui en était venue en écoutant le Tannhaüser de Wagner, et il y a en effet, avec les faibles moyens de la photographie et du livre, un côté « œuvre d’art totale » de ce recueil dans lequel des ressources artistiques, poétiques et philosophiques ordinairement séparées sont conjointes, mais Nicéphore aime bien plaisanter, je ne suis pas sûr qu’il faille prendre son affirmation tout à fait au sérieux).

Ce n’est pas suffisamment clair ?

   Peut-être qu’en essayant de préciser la notion d’instant non tanné, vous comprendrez mieux : un recueil d’instants non tannés, ce serait par exemple ce même livre sans les mots qui réfléchissent les photos. Il n’y aurait pas photo, ce ne serait qu’un vulgaire recueil de photos (comme tel estimable, la plupart de ces photos « tiennent » sans béquilles, mais on sent bien qu’il manquerait quelque chose, si les réflexions de la « laide » page de gauche ne complétaient pas les photos de la « belle » page de droite).

    Si vous essayez maintenant, au contraire, de préciser la notion de tannages sans instants, vous vous en formez facilement une image en supprimant – mentalement – de ce recueil les images. Qu’obtenez-vous ? Un recueil de « poèmes » en prose, formellement très libres, fantaisistes mais volontiers philosopheux – les photographes ne sont pas tous des drogués de l’électroencéphalogramme plat -, qui se réfèrent à des réalités que l’on ne peut pas voir, ce qui serait très frustrant et incompréhensible, car c’est justement le ou les éléments qui a ou ont catalysé la formation de ces perles de littérature extra-littéraire qui a été photographié.

Un tannage sans son instant est aveugle :

un instant sans son tannage est absurde.

Seuls les instants tannés

et les tannages avec leurs instants

forment quelque chose de complet.

Comment nommer ces « quelque chose de complet » ?

on pourrait parler de « photopoèmes »,

si ça ne faisait pas « romans photos ».

Un des auteurs maison, Esteban Hornwine,

qui a écrit et réalisé un très remarquable

Manuel du chasseur de livres monstres,

et qui n’est pas à un néologisme près,

parlerait peut-être de « poèmes monstres »

ou de « photos réfléchies ».

Mais on peut aussi se passer de dénomination.