L’antre du collectionneur
autres vues du même
Première « chambre » (à droite, Boltanski, au fond Le Gac)
Première chambre (de gauche à droite : Bertholin, Etienne Martin,Dubuffet)
Fanny Violet : Boîtes à dérisoire
Jean Dubuffet : Les commentaires (de la série Théâtre de mémoire)
Deuxième « chambre ». Annette Messager : proverbe (féministe?).
Troisième « chambre ». Léonardo Crémonini : chambre ouverte sur la mer.
Marie Morel : Le regard ébloui des oiseaux.
Jan Voss : Cabotage.
Jean-Luc Parant : les frères Dalton.
Quatrième chambre. Antonio Ségui : Dia de trabajo.
détail du précédent
Pierre Alechinsky : Arrondissement (hanté par l’homme aux chambres hantées)
Cinquième chambre. Jiří Kolář : livre malade.
Odon : Patak à Paris.
François Rouan : Trotteuse.
Gilbert Lascault en gardien de buts du Bar de la plage
Dans deux mois, l’humanité pourra être divisée en deux catégories : ceux qui auront vu les chambres hantées de Gilbert Lascault, et les autres. Et il sera nettement préférable, pour les seniors comme pour les juniors, d’appartenir au premier groupe. Les uns parce qu’ils auront pu constater qu’à Issoudun au moins on n’oublie pas celui qui, dans les années 70 et 80 déjà, leur a fait découvrir des possibilités artistiques singulières, inclassables, « monstrueuses », nées à l’écart des -ismes dominants, auxquelles souvent personne d’autre ne s’intéressait ; les autres, plus neufs et donc cherchant leur voie dans des expériences créatrices liées aux nouvelles technologies (vidéo, projections sur supports inhabituels dans des lieux inhabituels, collages informatiques, photoshopping, …), parce qu’ils auront eu l’occasion de se rendre compte qu’on a pu réaliser des choses passionnantes sans ces facilités dont ils disposent. *
L’exposition organisée par Sophie Cazé, Djamel Meskache et leurs équipes saintrochotarabustiennes est une occasion rare – très rare – de voir des œuvres d’artistes que notre époque alzheimerienne a tendance à reléguer dans les oubliettes de la préhistoire de l’art contemporain (hier, avant-hier …), et qui lui deviennent chaque jour plus incompréhensibles. Qui parmi les jeunes serait encore curieux des « choses » en « matière » issue de matériaux usés de Jean-Marie Bertholin (1936), des dessins anatomimaginaires d’écorché mental de Fred Deux (1924), des sculptures à porter ou à habiter d’Etienne Martin (1913 – 1995), des peintures rébus énigmatiques de Joël Kermarrec (1939), des enfantillages exotiques réfléchis de Jean Le Gac (1936), des poupées vaguement sacrées de Michel Nedjar (1947), des palindromes plastiques improbables de Markus Raetz (1941), des collections d’insignifiances trouvées de Fanny Violet (1944), des petits diables à la mie de pain de Petra Werlé (1956), des « lunelles » frénétiques gravées d’Agnès Dubart, des colonnes plates de papier ajouré d’Agathe Eristov G.K. (1948), des femmes fleurs de Claude Gagean (1936), des petits groupes de femmes qui dansent réalisés en papier de soie par Jill Galiéni(1948), des artémiseries photographiques de Paul-Armand Gette (1927), des peintures hyper-illusionnistes de Peter Klasen (1935), … ? Et parmi ceux qui ont admiré certaines de ces œuvres lorsqu’elles sont apparues, combien ont su dépasser le stade de la curiosité et atteindre une sorte de compréhension ?
Gilbert Lascault y est parvenu en se servant de ces œuvres bizarres comme de déclencheurs de rêveries, de suppositions excentriques et d’écritures. En se et nous racontant des histoires. Comme des rêveries et des pensées ne sont pas moins présentes chez les créateurs des œuvres que l’amour de certaines sensations raffinées, cette manière de faire est aussi un mode de connaissance qui, pour faire droit à la part sensible ineffable de l’art, n’oublie pas sa dimension fabulatrice (non plus que la fameuse phrase de Duchamp : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux »).
Gilbert Lascault a trouvé accès à ces œuvres parce qu’il est essentiellement curieux … de tout ce qui est curieux : monstres dans l’art (sa thèse, qui reste un ouvrage de référence – publié chez Klincksiek -, portait sur Le monstre dans l’art occidental), œuvres contradictoires et mal définissables, masques, fétiches, ombres, objets de brocante, … Par cet aspect de sa sensibilité, il appartient bien sûr à la constellation « surréaliste », mais aussi, plus largement, au petit monde des continuateurs du modernisme « primitiviste ». Si on lui cherche des précédents dans l’histoire de la philosophie, il faut, pour trouver un tel goût de la diversité humaine et le genre de scepticisme qui l’accompagne, remonter jusqu’à Montaigne (que ceux qui ont craché sur le cadavre d’Anatole France ne devaient pas porter dans leur coeur) : ce n’est pas seulement qu’il n’a pas de certitudes et qu’il en est fier, il est amoureux de l’incertitude, il se vautre dans ce que le génial auteur des Essais nommait « le mol oreiller du doute » (pour autant qu’on puisse se vautrer dans un oreiller, bien entendu).
Montaigne est à la mode, et il faut souhaiter que cette mode soit durable, mais c’est peu probable : pour la plupart des gens, ce genre d’acceptation joyeuse de l’incertitude est insupportable, et ils rejettent les tempéraments poétiques à la Lascault comme Pascal condamnait Montaigne ou comme Descartes le fuyait en posant les bases d’un nouveau monde de certitudes (dont notre monde technico-scientifique est l’aboutissement). Gilbert Lascault ne pose pas au philosophe, et ne se mêle jamais des questions journalistico-politiques chères aux « nouveaux philosophes », mais sa curiosité intelligente des choses de « l’art » – un mot que, comme Dubuffet, il préfère ne pas trop utiliser – est une sagesse. Et bien plus profonde qu’il ne semble, car elle tourne inlassablement autour du mystère de ces hommes et de ces femmes qui perçoivent la vie et le monde comme d’immenses mystères, et qui ont besoin de les dire sensiblement, concrètement, nouvellement : par d’autres mystères.
Je ne voudrais pas finir cet article sans mentionner un fait extrêmement significatif de l’exceptionnalité, dans l’Université française, de l’auteur des Écrits timides sur le visible ou d’Un monde miné : lorsque, au début des années 80, j’ai décidé d’écrire une « thèse » pour témoigner de l’incroyable richesse artistique que j’avais découvert dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie, en annonçant clairement qu’elle prendrait la forme d’un ensemble de traductions et d’essais, il a été le seul professeur a accepter de « diriger » mon travail (un de ses collègues, Marc Le Bot, a même refusé de faire partie du jury …). Pour cette générosité et ce non-conformisme, une bonne part de mes réserves de reconnaissance éternelle lui est définitivement acquise.
* pour ceux qui n’auront pas pu faire le voyage d’Issoudun, les éditions Tarabuste ont réalisé un magnifique catalogue, avec une belle préface de Sophie Cazé, initiatrice de l’exposition, un préambule modestement immense de Djamel Meskache et de Gilbert Lascault lui-même – parlant de lui à la troisième personne, comme le Général – sous le titre poétique Monsieur Gilbert, quincailler de l’infini, toutes les notules critiques à propos des œuvres exposées (réparties en cinq « chambres » 1 La mémoire, les oublis, la fiction 2. Puissance des femmes 3. La nature énigmatique 4. L’urbain, les architectures, la roue5. Écritures), de nombreuses reproductions, un entretien avec Djamel Meskache et une bibliographie complète établie par Hélène Eristov.