On me montrera du doigt, on me regardera de travers, par en dessous, comme une bête curieuse, on m’ostracisaillera, on me dénoncera à la police des mœurs intellétiques et esthectuelles, mais tant pis, il faut que ça sorte, je ne peux plus garder secrète ma perversion : je suis … muséophile. Le seul mot fait frémir, n’est-ce pas ? Mais je n’en vois pas d’autre, ce doit être le bon. Vous dîtes que parmi les maux en –phile, ceux qui commencent par pédo-, zoo-, nécro-, hémo- ou sopho- sont bien plus ennuyeux, et vous avez raison, bien sûr, mais quand même. Essayez de vous rendre compte : celui qui vous écrit est quelqu’un qui va voir beaucoup d’expositions sans y être obligé ! S’il se comporte d’une manière si excentrique, ce n’est ni parce que prendre connaissance des chefs d’oeuvre de l’art fait partie des devoirs de « l’honnête homme » et qu’il fait partie d’une catégorie sociologique où l’on croit encore qu’il faut se comporter en honnête homme (enfin, il appartient bien à cette catégorie en voie d’extinction, et se demande parfois si elle n’a pas déjà rejoint le dodo et l’éléphant d’Europe au paradis spectral des espèces disparues), ni parce qu’il suivrait les indications de son guide touristique comme si c’était un nouvel évangile, ni parce qu’il se règlerait en cette matière censément spirituelle sur les diktats de la puante pub ou de l’immonde mode. Non. C’est quelqu’un qui prend du plaisir à visiter les musées, un plaisir extrême, quelqu’un qui jouit d’admirer la maîtrise invraisemblable de très nombreuses contraintes à laquelle sont parvenus quelques rares artistes, et pour qui les prétendus cimetières que certains il n’y a pas si longtemps ont voulu abolir sont des lieux de haute vie.

Difficile à croire, et d’abord à imaginer, je vous avais prévenu. Comment est-ce que cette maladie se manifeste ? Eh bien, par exemple, quand je suis dans une ville étrangère, je vais d’abord au « Museum », à la « Kunsthalle », à la « Gemäldegalerie », à la « Pinacothek », à la « Narodna Galeria », au « Museo », …, et je suis capable – le plus souvent au désespoir de la personne qui m’accompagne – d’y passer des heures. Et ce sont, vues de mon côté du miroir du temps, les heures à la fois distendues et rétrécies d’un pays des merveilles : je vais d’œuvre admirable en œuvre admirable, stupéfait souvent que des artistes aient pu atteindre de tels sommets de sublimité concrète, étonné non moins souvent que tant d’artistes aient pu faire un si mauvais usage de leur pouvoir d’enchantement.

Car toutes les œuvres ne mènent pas à l’extase. Il y a des musées (pratiquement tous les grands musées européens, les conservateurs redoutant sans doute de disparaître eux-mêmes s’ils entreprenaient de faire disparaître des collections qui leur sont confiées les mièvreries baroques à la roccoque, les paysages à bouton de guêtre, les toiles si grandes que le peintre s’y est perdu ou les insipidités idéalistes nazaréennes) où des salles entières de paysages académiques ennuyeux succèdent à des salles entières de portraits razoirs qui succèdent à des salles entières de statues aussi parfaitement mortes que muettes, et on peut les traverser comme les cow-boys amateurs d’art moderne dans un dessin de Glen Baxter, au galop (en s’arrêtant à la rigueur pour faire boire son cheval). Mais même ce genre d’expérience décevante amène au moins à réfléchir à la question presque jamais soulevée de la propension de l’art à être guindé, glacé et pour tout dire : guère amusant. Et puis il y a beaucoup d’œuvres très étonnantes d’inadaptation à leur sujet (l’inexpressivité de beaucoup d’icônes et retables, jusqu’au XVème siècle au moins, ressemble souvent à de l’humour), ou par l’insolence féline ou florale du kitsch : l’amateur de bizarreries ne repart jamais bredouille des musées de province les plus dépourvus de « vraies richesses » (d’autant que, parfois, la simple juxtaposition d’œuvres hétéroclites, si dépourvues soient-elles de qualités artistiques, est une source de poésie – type brocante – non négligeable).

Mais il y a aussi ces tableaux qui vous forcent à vous arrêter, et dont la contemplation vous emplit d’un plaisir si complet et inépuisable que, si vous n’aviez pas un train à prendre, ou un rendez-vous auquel, comme son nom l’indique, vous devez vous rendre, vous planteriez votre tente dans la salle où ils sont accrochés (ce qui serait un peu idiot, car on n’a pas besoin de tente dans un musée, et ma femme et mes enfants me font ironiquement observer que je ne dors plus jamais sous la tente : un point pour eux). Il y a quelque chose de douloureux dans l’admiration de tels tableaux : en même temps qu’elle est source de plaisir et de « délectation », comme disaient les esthéticiens de l’âge classique, la vraie beauté est excessive, transcendante, sublime, et la souffrance qui accompagne le sentiment d’être absolument dépassé se mêle au plaisir, indiscernablement, est même une condition de sa durée.

Pourquoi une émotion si grande ? Je ne sais trop bien. Fruits, poissons, belles femmes nues, petit pan de mur jaune, train dans le brouillard, bouleaux sous la neige, … on a l’impression de voir pour la première fois ce qui est peint, de voir enfin le miracle que c’est. Dans les années 50, Skira publiait une collection de livres abondamment illustrés, Les sentiers de la création, où des poètes comme Aragon, Char ou Ionesco (mais aussi un poète contrarié – et contrarieur de poètes – comme Barthes) revenaient sur leurs débuts mais réfléchissaient aussi sur ce que signifiait pour eux l’action de commencer : les peintures qui m’arrêtent obligent à recommencer à regarder, beaucoup plus intensément que ne le permettent les mille sollicitations de la vie dite « réelle ». On a l’impression de passer d’une vision myope à une vision corrigée, mais ce sur quoi on focalise grâce à la grande peinture ne peut jamais être vu «réellement ». Les tableaux ne sont pas faits pour être admirés, mais pour faire voir, du monde comme de la peinture, les couleurs, les formes, les textures, les espaces, les lumières, …

Pourquoi voit-on souvent, dans les musées, des vieillards se mettre soudain à danser la gigue, ou des femmes qui sont prises de tremblements hystériques et retirent leurs vêtements comme si, au tableau pour lequel elles ont eu une sorte de coup de foudre, elles voulaient faire l’amour ? (ce qui, reconnaissons-le, ne serait guère pratique) – C’est parce qu’ils sont comme le prisonnier libéré de la caverne qui est d’abord ébloui par la lumière du jour, ou comme des aveugles qui retrouvent la vue, ou comme un homme qui peut toucher et caresser enfin le corps d’une femme qu’il désire (les femmes, les homos et les martiens feront les transpositions nécessaires). Platon s’est trompé : c’est la lumière matérielle, impure, de l’art qui est pour nous la plus éclairante, parce que seule à notre portée. Ce sont les cavernes d’Ali-Baba des musées qui nous sauvent des cavernes ensoleillées où la plupart des gens passent la plus grande partie de leur vie (il y en a même, dit-on, dont l’intelligence est à ce point obscurcie qu’ils ne mettent jamais les pieds – ni la tête, qui en général les accompagne – dans un musée).

Je ne suis, n’ai été ni ne serai jamais adepte d’aucune religion, mais mon expérience des musées est celle d’une sorte de purification du regard et de l’intelligence, un nettoyage énergique qui me débarrasse pour quelques moments de ma myopie et de ma bêtise ordinaires (ça ne dure pas, heureusement, sinon je serais comme ces touristes atteints de ce qu’on appelle paraît-il le « syndrome de Stendhal », qui errent de salle en salle dans les Uffizi avec une expression égarée, des envies de destruction et la tentation de devenir gardien de musée ou, à la rigueur, de se convertir au protestantisme).

Les musées sont comme cette piscine de Jouvence dans laquelle les femmes entrent vieilles et fripées et ressortent jeunes, fermes et lisses, dans la plénitude de leur beauté (C’est sans doute pour cette raison qu’on n’y voit guère de jeunes : eux ont peut-être peur, au contraire, de ressortir vieux, ou paralytiques). Quelle image, n’est-ce pas ? Elle (la piscine magique) a été peinte à la Renaissance, longtemps avant la création des premiers Musées (le tableau est à la Gemäldegalerie de Berlin, mais j’ai oublié de noter le nom du peintre). Là-dessus, je vais prendre une douche froide, pour essayer de me calmer et, par ce flux H2Oïque, interrompre cet autre flux lyrique sur les tableaux qui vous coupent le sifflet. Sinon vous allez finir par trouver que j’exagère, et je vais devoir faire semblant de ne pas connaître l’exalté qui a écrit les lignes que vous venez de lire.