Klára Bočkayová montrant un frottage des années 70

Klára Bočkayová : frottage dynamisé des années 90

 

 

Milan Bočkay tel qu’en lui-même

 

Milan Bočkay : dessin du début des années 80

 

Milan Bočkay : dessin aux crayons de couleurs années 2010

 

 

Une futuriste nostalgique ? Un faussaire platonicien ?

 

C’est en ces termes que j’ai défini Klára Bočkayová et Milan Bočkay lorsque j’ai voulu les présenter en quelques phrases sur la pochette du film qu’Alain & Wasthie Comte leur ont consacré (visible surhttps://vimeo.com/126230475).

Termes contradictoires : le Futurisme, artistique ou politique, est radicalement hostile au Passé, au passéisme et donc à la nostalgie ; les faussaires ont besoin que les autres cherchent la vérité pour pouvoir les tromper, mais c’est la mystification qui les intéresse, alors que les platoniciens cherchent en toutes choses La Vérité.

Et j’ai proposé d’autres oxymores pour expliquer ceux-ci :

 

« Elle met en mouvement le sentiment,

alchimise des broderies naïves en peintures modernes,

avec l’ancien fait du nouveau. »

 

« Lui fait du vrai avec du mensonger,

avec trois fois rien des tableaux qui ont l’air de rien,

de l’art moderne avec des illusions de toujours. »

 

Et encore d’autres oxymores pour contenir ceux qui précèdent :

dans le genre peintre, Klára est « plutôt bouffonne et musicienne »

dans le même genre, Milan est « plutôt clown blanc et philosophe »

 

Quand on a vu le film, ces caractéristiques paradoxales deviennent compréhensibles :

Klára est nettement une artiste moderniste, qui a, dès sa sortie de l’École, a refusé de suivre une voie artistique traditionnelle et a cherché à faire de l’absolument nouveau ; très paradoxalement, sa voie d’innovation a consisté à s’inspirer de broderies de cuisine traditionnelles, et même à les faire entrer dans le jeu créatif, dynamisant ce qui est essentiellement immobile, élevant au niveau de l’art ce qui relève de la culture populaire, faisant du nouveau en retraitant l’ancienEt tout cela avec énormément de bonne humeur loufoque et de sens de la musicalité de la peinture.

Milan, artiste moderniste lui-aussi, est un virtuose de l’illusionnisme pictural, mais qui ne se sert pas de son pouvoir pour plonger les regardeurs dans telle ou telle illusion, par exemple paysagiste ou historique (ce qui relèverait d’une conception de la peinture datant d’avant l’invention de la photographie), non plus que pour faire admirer son habileté (ou pas principalement), il nous trompe pour nous faire prendre conscience de l’étendue de notre « trompabilité », c’est un faussaire qui donne ses faux pour tels, un fabricant de faux déclarés qui ne vise pas seulement à nous éblouir par les prodiges qu’il réalise, mais aussi, contradictoirement, à nous rendre plus circonspects en nous amenant à réfléchir sur notre crédulité. Un faussaire philosophe, donc, un mystificateur démystificateur (un peu comme le héros de l’avant-dernier film de Woody AllenMagic in the Moonlight, prestidigitateur très habile mettant son honneur à découvrir les trucs qui, selon lui, sont la prosaïque vérité des phénomènes paranormaux de voyance, divination, télépathie, …). Dans ce but, il donne pour objet à ses dessins ou à ses tableaux des réalités dénuées de valeur, comme des papiers froissés, déchirés ou tachés, le côté cadre d’une toile, des macules de peinture, des « peintures » de terre glaise, … et mobilise un savoir faire qui remonte aux origines mythiques de son art (Zeuxis – 464 – 398 avait peint des raisins d’une manière si convaincante que des oiseaux avaient été attirés, mais Parrhasios a peint si bien un rideau que Zeuxis lui-même a demandé qu’on l’ouvre, pour qu’il puisse voir le tableau). Tout cela avec un goût constant du paradoxe extrêmement improbable (n’est-ce pas une bonne définition de l’humour ?)

Pas grand chose à rajouter à propos de Milan, sinon qu’avec ses œuvres incroyables on a affaire à un extrême de finesse, quelque chose comme « l’infra-mince » de Marcel Duchamp, et que c’est un parcours clairement ascendant qui l’a mené de l’imitation de papiers froissés sur des papiers lisses à des imitations d’aquarelles ou de taches épaisses de peinture par des crayons de couleurs en passant par l’imitation de graffitis par de l’huile.

Pour Klára, par contre, elle m’a demandé l’an dernier d’écrire un texte pour une plaquette, et j’ai pris conscience à cette occasion de plusieurs relations qui sont je crois assez éclairantes :

 

Klára Bočkayová et la réinvention, par temps froid,

du boogie woogie sans bouger

 

Il y a eu récemment à Paris une grande exposition Sonia Delaunay qui m’a fait comprendre beaucoup de choses à propos de ce que Klára Bočkayová a introduit dans l’art contemporain en général et la peinture en particulier.

Qu’est-ce qui caractérise l’art de Sonia Delaunay (née Stern en 1885 en Ukraine,mariée à Robert Delaunay en 1910, et décédée en 1979) ? Son orientation, comme celle de son mari, relève nettement de l’optimisme moderniste de l’époque. Elle s’est engagée très tôt dans la mouvance abstraite – baptisée très justement par Apollinaire « orphisme » – qui avait succédé au fauvisme et au cubisme et a été un des courants dominants de la réinvention de l’art jusqu’au triomphe des réactions antimodernes stalinienne puis nazie. Dans le cadre de cette mouvance, elle a exploré les possibilités ouvertes par une conception de la peinture et de l’art en général comme jeu de composition d’éléments colorés simples, quant à leur forme – des bandes en arc de cercle, surtout – comme quant à leur teinte – celles de l’arc en ciel, plus le noir. Ces compositions d’éléments simples étaient elles-mêmes simples, et destinées à produire une impression de mouvement rapiderythmé et perpétuel. Le secret de cette impression dynamique et dansante a été formulé par Robert Delaunay comme « contraste simultané »

Je ne sais quand Klára Bočkayová a découvert cette œuvre si irradiante de joie et d’énergie, mais je suis sûr qu’elle a dû penser alors qu’elle-aussi, si elle avait vécu à cette époque, aurait créé des choses dans ce genre coloré, contrasté et dansant. Mais elle aurait eu affaire à forte concurrence, et puis elle n’aurait pas rencontré Milan, alors elle a préféré vivre plus tard, et en Slovaquie. Ce n’était pas choisir la facilité : le contexte des années de « normalisation », pendant lequel elle cherche sa voie, était aussi hostile à l’art moderne que le milieu parisien des années 20 et 30 y était favorable, et il fallait du courage et de la ruse pour oser chercher de nouvelles formes de liberté artistique. Klára s’est demandée ce que pourrait bien être l’équivalent des bouteilles de Coca Cola et de Marilyn Monroe, dans un pays où il n’y a ni publicité ni bandes dessinées ni Hollywood ni télé couleur, et la réponse n’a pas tardé : ce sont les broderies naïves qu’on accrochait dans les cuisines ! Avec leur naïveté et leur humour élémentaire, elles avaient gardé quelque chose d’humain et de vrai qui avait complètement disparu de la culture officielle.

Mais comment faire pour les introduire dans le jeu artistique ? Toute la difficulté était d’oser la facilité : il lui fallait oublier son savoir-faire d’ « artiste académique ». Pour commencer, elle les collectionne, les prend comme modèles, peint dessus, fait des frottages, et puis elle s’aperçoit qu’on peut faire plusieurs frottages d’une même broderie, et les associer sur une même feuille de papier, ou sur une même toile. Les possibilités d’anamorphoses qu’elle découvre sont innombrables, et les illustrations de la sagesse paysanne traditionnelle deviennent sources de variations énergiquement dynamisées, contrastées, rythmées et colorées. Les sinistres années 80 sont à cet égard des années très fécondes où, dans la solitude de ce qui lui tient lieu d’atelier, elle s’adonne à l’ivrognerie des inventeurs. Comme elle invente des alcools poético-artistiques qui rendent euphoriques, son alcoolisme est un excellent remède à l’alcoolisme triste auquel incite la société de l’époque, et l’énergie qui irradie de ses tableaux a certainement joué son rôle magique dans l’explosion de liberté qu’on a nommé ici « Révolution tendre ».

Au cours des bientôt 25 ans qui ont suivi cette « révolution » et ont vu se mettre en place un monde libéral chaotique dans lequel l’art et la culture en général ne sont que des marchandises comme les autres, l’évolution de l’oeuvre de Klára relève pour une part seulement de la continuation des expérimentations des années 80. Comme beaucoup des artistes de sa génération, qui étaient d’autant plus en avance sur leur temps qu’ils voulaient continuer l’histoire des libérations qui ont fait l’art moderne, elle a pris conscience toujours plus nettement de la nouvelle forme d’inhumanité amnésique qui, sous un masque humaniste, domine le monde, et cela a donné cette série d’admirables frottages « tàpiesiens » d’une broderie de la Cène. Mais la grande allégresse n’est plus de saison, et les tableaux ont cessé de bouger.

etienne cornevin

         6.1.2015