[ Après l’introduction générale, voici le deuxième « moment » de la thèse d’Etienne Cornevin : une réflexion sur les rapports entre l’art — en général — et l’art — en particulier —, à partir d’un essai de Jindřich Chalupecký, intitulé « Aux confins de l’art » et contemporain de la thèse. Cet essai sur un essai est proposé également en trois parties ]

 

2. Art dedans hors le monde (1/3)

Essai sur les problèmes posés par le texte de Jindřich Chalupecký,

Aux confins de l’art (1987), et le problème de l’art des confins

 

« L’homme est essentiellement étranger. Il n’est pas chez lui dans le monde donné. Le monde donné conditionne son existence physique, c’est là que se joue sa vie pratique, mais il y a aussi, derrière le donné ce qui n’est aucunement donné, derrière l’étant ce dont procède l’étant, derrière le physique le métaphysique, derrière le fini l’indéfini. »

(J. Chalupecký)

« Vos philosophes qui se complaignent toutes choses estre par anciens escriptes, rien ne leur estre laissé de nouveau à inventer, ont tort trop évident. Ce que du ciel vous apparoist, et appelez phenomenes, ce que la terre vous exhibe, que la mer et autres fleuves contiennent, n’est comparable à ce qui est en terre caché. »

(pseudo-Rabelais)

« Allez- y voir vous-mêmes, si... »

(air connu)

         

Majeure : l’art moderne est sous le triple signe de la Nouveauté, de la Liberté et de la Vérité.

Mineure : la plupart des régimes cultivent la servilité, sont fondés sur des énormités, entretiennent des styles fossiles. Conclusion : il est peu probable qu’on trouve beaucoup de protagonistes de l’art moderne ailleurs que… dans le reste du monde. Relativement à ce domaine singulier de la culture, il est particulièrement difficile de savoir ce qui se passe dans des pays essentiellement fermés — et notre curiosité est limitée — mais nous serions pour le moins étonnés si quelqu’un affirmait qu’il existe un de ces là-bas où vivent et créent beaucoup d’artistes modernes de première grandeur, dont les oeuvres ou les « non-oeuvres » dialoguent avec les grands courants de l’art contemporain et sont souvent plus profondes et plus « humaines » que celles de leurs pairs du monde qui se proclame libre.

 Mais. Majeure : l’art moderne est art avant d’être moderne, et l’art de tous les temps et de tous les pays, de Lascaux à la chapelle Sixtine, de Léonard de Vinci à Picasso, de Duchamp à Christo, est faire avant d’être langage : il est maîtrise d’une matière, aptitude à la transmuer en idéalité matérialisée, pierre en statue, pigments en tableaux, mouvements en symboles… Comme langage, l’art est sans paroles mais aussi sans langue, destiné à être admiré avant d’être compris, con-damné à n’être pas compris s’il est seulement compris, et il est beaucoup plus autonome qu’on ne pense — donc ésotérique — parce que l’aptitude à inventer ou à incarner un tel langage est très rare. L’art peut souvent servir d’alibi à qui se voit accusé de modernité. Mineure : un art moderne privé de reconnaissance, d’expositions, de publications spécialisées, n’est pas voué à la disparition. L’indifférence, le silence, l’oubli sont en un sens des manières douces pour un Etat de refuser ce qui en lui est plus haut que lui. L’obligation faite aux artistes de vivre en veilleuse peut même favoriser l’invention de nouvelles formes.

 Complémentaire : la Vérité, de ne plus être le monopole de telle ou telle religion, n’a pas gagné en unicité, et il y a beaucoup de Vérités qui perdent leur pointe à être formulées dans le langage muet de l’art. Conclusion : le pourquoi- pas vaut bien le scepticisme à priori, le paradoxe d’un art moderne très riche et original dans un pays anti-moderne peut bien apparaître avec l’évidence d’un fait.

 Thèse : l’art tchèque et slovaque des années soixante et soixante-dix est remarquablement original, riche et varié. « C’est incontestablement un art de son temps, un art moderne, il n’est pas né par imitation, il a le caractère spécifique de l’endroit où il s’est formé, et il place sans aucun doute très haut la barre de la qualité » (J. Chalupecký, Histoire d’Eva Kmentová). Les expositions qui permettraient de se faire une opinion personnelle sont malheureusement très rares, mais ceux qui ont pu voir les œuvres de Jiří Kolář (1914, régulièrement exposé à la Galerie Maeght) ou d’Adriana Simotová (1926, exposée en 1982 à la Galerie de France), ou le choix de dessins tchèques du 20ème siècle que le Centre Pompidou a montré fin 1983, ne trouveront sans doute pas ce jugement invraisemblable. Si on regarde le catalogue de cette dernière exposition, la qualité et la richesse sont évidentes, l’originalité est telle que la plupart des auteurs semblent inclassables dans le lexique des ismes de l’histoire de l’art contemporain, la plupart des œuvres reproduites donnent une impression de jamais-vu, et leur modernité a un carac-tère intériorisé, souvent méditatif, volontiers « existentiel » et non moderniste qu’on est effectivement très tenté de mettre en rapport avec le peu qu’on sait de l’endroit où elles se sont formées. Et ce n’était qu’une exposition de dessins, où beaucoup d’auteurs importants n’étaient pas représentés : il faudrait montrer d’autres types d’œuvres des artistes qui étaient là, mais on pourrait, avec un choix d’auteurs entièrement différent, réaliser une exposition d’art tchèque et slovaque après 45 qui serait au moins égale à la première pour la qualité, la variété et l’originalité.

Le livre dont nous présentons ici la traduction française, Aux confins de l’art, de Jindřich Chalupecký (1987), est composé des Histoires de huit artistes modernes tchèques et un slovaque. Le nom de l’un d’entre eux, Jiří Kolář, commence à être connu du public spécialisé parce que, depuis 1980, il vit à Paris et expose régulièrement à la galerie Maeght, ceux qui se sont intéressés dans les années soixante à l’aventure du « Nouveau Réalisme » se souviennent peut-être d’Alex Mlynárčik (1934), Milan Knížák (1940) est régulièrement mentionné dans les livres de Restany comme un des protagonistes essentiels de « l’actionnisme », mais les noms de Vladimir Boudnik (1924-1968), Jiří Balcar (1929-1968), Ladislav Novàk (1925), Eva Kmentová (1928-1980), Petr Štembera (1945) et Jan Mlčoch (1952), ne suscitent un écho que dans le cercle extrêmement restreint de ceux qui s’intéressent à l’art moderne en Tchécoslovaquie. Pourtant, à l’exception peut-être de Štembera et Mlčoch, ce sont tous des artistes de première grandeur, des inventeurs de « langages » sans précédents, et l’un d’entre eux, Jiří Kolář, a créé une des œuvres les plus novatrices, les plus riches et les plus profondes de ce siècle. Ce dernier fait est déjà reconnu en R.F.A. et en Italie (luxueuses mono-graphies, nombreuses expositions), où l’on a eu aussi l’occasion de voir des œuvres ou des actions de Novák et de Knížák, mais pour les autres, c’est la même ignorance qu’en France. Une des raisons d’être des Histoires est d’inscrire dans la mémoire du monde la grandeur de l’art tchèque et slovaque d’après la seconde guerre, contribuer à ravauder un tant soit peu une irréparable injustice.

Ce recueil de biographies de grands créateurs concerne l’histoire de l’art, devrait amener les historiens de l’art moderne à corriger leurs schémas, et les responsables d’institutions culturelles à organiser des expositions et éditer des catalogues, mais il ne s’agit pas d’une présentation exhaustive des grandes figures de l’art moderne tchèque et slovaque depuis 45 (Dans toute la très maigre littérature sur le sujet, le seul livre qui permette de se faire une idée d’ensemble assez complète est l’Art aujourd’hui en Tchécoslovaquie de Geneviève Benamou : une photo-documentation en noir et blanc, accompagnée de brefs textes de présentation, et éditée — en mille exemplaires — à compte d’auteur. Jindřich Chalupecký a également écrit en 1985 une remarquable étude de synthèse sur l’art tchèque après 45, qui devrait être publiée prochainement par l’université du Michigan, avec de nombreuses reproductions). La plupart des Histoires que l’on va lire ont été suscitées au cours des années 70 par des occasions de publications séparées, et ont été complétées par celles de Boudnik et de Štembera / Mlčoch pour être éditées — en tchèque — à Munich, sous forme de recueil. Le choix des auteurs historiographiés est donc largement imputable aux circonstances, ne correspond pas, en principe, à une unité profonde. Il y a de nombreux artistes dans l’art tchèque — et quelques-uns dans l’art slovaque — qui, aux yeux de Chalupecký, ne sont pas moins importants, et dont il aurait pu tout aussi bien écrire la biographie créatrice.

L’auteur de ces Histoires ? Il est connu pour ses publications sur Duchamp, mais celles-ci ne représentent qu’une petite part de son activité. Né en 1910 à Prague, il étudie l’histoire de l’art à l’université Charles et commence à publier dès 1930 des travaux de théorie et de critique relatifs aussi bien à la littérature qu’à l’art plastique. En 1940, il publie un essai intitulé : Le monde dans lequel nous vivons, qui définit une orientation poétique moderniste mais opposée à « l’introversion surréaliste », et qui constituera, deux ans plus tard, la base-programme du « Groupe 42 » (sept peintres : František Gross, František Hudeček, Jan Kotík, Kamil Lhoták, Miroslav Hák ; cinq poètes : Josek Kainar, Jiří Kolář, Ivan Blatný, Jan Hanč, Jiřina Hauková ; deux critiques : Jiří Chalupecký, Jiří Kotalík). Pendant la brève période de démocratie de l’après-guerre sa monographie sur Richard Weiner (poète mystique lié au groupe français « Le Grand Jeu ») est éditée, puis, comme beaucoup d’autres, il est réduit au silence pendant de longues années. De 65 à 69, il joue un rôle très important comme directeur de la galerie Špála, où il expose des oeuvres de tous les courants de l’art moderne. Il organise aussi des expositions de l’art tchécoslovaque à Berlin-ouest et à Rome. A partir du début des années 70, il est à nouveau écarté de toute activité officielle, et il en profite pour écrire des études fondamentales sur des grandes personnalités de la littérature (Jakub Deml, 1878-1961 ; Hašek ; l’expressionnisme littéraire en Bohême) et de l’art moderne tchèque. Surtout, il se lance dans une réflexion de grande envergure, à caractère nettement philosophique, sur le sens de l’art dans la civilisation européenne : de là sont sortis deux essais monumentaux, Marcel Duchamp, ou la condition de l’artiste et L’Europe et l’Art. Une partie de ces écrits a été publiée à l’étranger dans des revues d’art moderne et une étude sur Dada, Le Surréalisme et l’art en Tchécoslovaquie (1980) a été publiée en tirage très limité en Tchécoslovaquie même, dans le cadre toléré de la Section pragoise de la Fédération Internationale de Jazz (qui relève de 1’U.N.E.S.C.O), mais l’essentiel est encore à l’état de manuscrit, circulant à quelques dizaines d’exemplaires dans le samizdat.

Vladimir Boudník, sorte de Tápies de la gravure — en toute ( ?) ignorance de son homologue espagnol, et plus expressionniste que mystique —, grand utopiste de l’art pour tous, figure légendaire de l’art moderne en Tchécoslovaquie bien au-delà du petit milieu de l’art ; Jiří Balcar, peintre mais surtout graveur, inventeur d’une figuration « post-abstraite », synthétique, par silhouettes, inscriptions ou reports d’images de journaux, reposant sur une métaphysique existentielle tragique (son orientation « kafkaïenne » devait devenir un des courants majeurs de l’art tchèque des années soixante-dix) ; Jiří Kolář, peut-être le poète le plus novateur de ce siècle, après et contre les surréalistes, auteur de deux des textes les plus profonds jamais écrits sur la poésie et l’art moderne (L’art poétique de Maître Sun et Le nouvel Epictète), exemple de droi-ture morale en des temps… pires que rampants, inventeur de plus d’une vingtaine de procédés de collage absolument nouveaux, un des très rares artistes tchèques à avoir accédé à une reconnaissance mondiale ; Ladislav Novák, poète magique et humoriste « absolu », compositeur très fécond de « poésie concrète » et de « poésie sonore », inventeur des « alchimages » et des « froissages interprétés », surréaliste ressourcé à l’expressionnisme de Pollock, aux combinatoires vasarelyennes, et au romantisme d’Achim d’Arnim ; Eva Kmentová, sculpteur qui s’est libérée de la sculpture en découvrant le symbolisme plastique des empreintes, des traces, lyrique très pure, très élémentaire, de la simple joie d’être au monde et de la simple horreur de la violence, Milan Knížák, peintre expressionniste devenu organisateur de happenings puis animateur d’un groupe de hard-rock, concepteur de costumes bizarres, de villes de l’avenir impossibles et d’actions irréalisables, pape des hippies tchèques, grand utopiste de la dissolution de l’art dans la vie ; Alex Mlynárcik, « nouveau réaliste » slovaque, réellement comparable à Christo pour la démesure de ses actions, dans un milieu où la passion du démesuré fait presque totalement défaut, organisateur de grandes fêtes à la fois artistiques et populaires, rêveur précis d’immenses architectures para-oldenburgiennes, fondateur d’Argillia, « regnum ex alio loco » ; Petr Štembera, peintre devenu « mail artist », puis « land artist », puis « actionniste », yogi, habité par l’idée d’une impossible fusion avec la nature, auteur-acteur de performances extrêmement risquées dans ce sens ; Jan Mlčoch, amateur d’art symboliste devenu « actionniste », concevant ses actions comme des épreuves à caractère ascétique. Quel dénominateur commun entre des « artistes » si différents ?

 Deux d’entre eux, Vladimir Boudník et Ladislav Novák, prolongent la lignée poétique « maximaliste » de l’exaltation de l’imagination absolue (celle qui fit l’unité profonde du surréalisme, en-deçà des divergences et des excommunications, mais il y a dans notre siècle même de grands représentants de ce courant qui se sont toujours tenus à l’écart du mouvement, comme par exemple Henri Michaux, Josef Šima, les poètes du « Grand Jeu », ou l’immense Jozef Váchal (1884-1969), graveur spirite, visionnaire, expressionniste, qui a créé entre 1906 et 1969 une oeuvre incroyablement puissante, originale et variée. Si on les envisage selon le contexte de cette orientation fondamentale, tant dans l’art mondial que dans l’art tchécoslovaque, ils sont loin d’être des figures exceptionnelles. On sait les débuts surréalistes de Tápies, l’influence de Masson et de Matta sur les « expressionnistes abstraits », les liens d’Alechinsky et de Breton, mais on pourrait citer aussi, exemples trop peu connus et reconnus, les membres du groupe « Ra », rassemblés autour de Václav Zykmund (1914-1985) dès avant la seconde guerre mondiale dans la volonté d’aller plus loin dans l’esprit du surréalisme sans se limiter à des modes de figuration illusionnistes, véristes ; Václav Tikal (1906-1965), utopiste d’un monde ralenti, avant-après l’humanité, a la fois construit et végétal ; Jozef Istler (1919), peintre fantastique d’anthropoïdes évidés — dans la tradition néo-symboliste de Toyen — passé très tôt à une abstraction architectonique à fortes résonances humanistes, qui intègre quelquefois des éléments gestuels mais ne se laisse inscrire ni dans l’« abstraction lyrique », ni dans l’« informel » ; Bohdan Lacina (1912-1971), peintre plus « surnaturaliste » que surréaliste — Ludvík Kundera parle à son sujet de « proto-réalisme » — parent dans le mystère et la clarté de Klee et de Šima, créateur d’un monde pictural toujours ancré dans le visible mais essentiellement intermédiaire, entre l’espace et le temps, le matériel et l’immatériel, la peinture et la musique, le concret et l’abstrait, le littéral et le figuré, le naturel et l’humain ; Václav Zykmund, peintre, graveur, cinéaste expérimental éditeur, théoricien de l’art moderne — comme tel ennemi juré de Chalupecký —, romancier, auteur d’assemblages et de collages plus dadaïstes que dada, amoureux fou, figure volcanique, hyper-romantique, continuateur de Schwitters, Ernst et Die Brücke, mais illustrateur d’Aloysius Bertrand, surréaliste orthodoxe, quoique sans concessions à l’académisme formel en quoi le surréalisme a dégénéré après la guerre, mais communiste stalinien pendant les années cinquante, réveillé de son « sommeil dogmatique » pendant les années soixante, comme bien d’autres, et mis à la retraite avant l’âge pour ses prises de position, mais resté jusqu’à son dernier souffle une sorte de manifeste vivant de la liberté absolue. (De nombreux détails autorisent à penser que Zykmund a servi de modèle à Milan Kundera pour le personnage du peintre dans La vie est ailleurs) ; Vilém Reichmann (1908), caricaturiste, dessinateur de scènes burlesques, mais photographe surtout, et comme tel remarquablement inspiré pour découvrir — par le biais de la macro-photographie — ces réalités qui font images improbablement, à la manière des pierres « écrites », comme peintes par Dieu, dont parle Caillois ; Miloš Koreček (1908), photographe lui aussi, mais plus actif encore, intervenant chimiquement sur les négatifs et créant ainsi des mondes imaginaires fermés sur eux-mêmes, très riches texturalement (au-delà de la différence des techniques, il est très proche de Boudník, et, plus généralement, des tachistes et des informels, de même que Reichmann est très proche de Ladislav Novák : tous deux sont des révélateurs d’images, là où on s’attendrait à ce qu’elles soient exclues, tous deux ont su réinventer, chacun à sa manière, la méthode paranoïaque-critique de Dali). Il y a par ailleurs, parmi les artistes qui ont commencé à se manifester vers la fin des années cinquante ou pendant les années soixante, d’autres novateurs qui sont en même temps des continuateurs de 1’inspiration imaginative anti-« réaliste » : à Prague, par exemple, Mikuláš Medek (1926-1974), qui a mis au point un style de peinture très raffiné sous des apparences sauvages, un style où domine un espace matériel, dans une gamme de couleurs réduite au bleu-outremer, au pourpre, au jaune-or et au noir, représenté mais riche jusqu’à la luxuriance et aussi grouillant de vie que les toiles de Matta, structuré comme en plus par des formes symboliques simples, et expliqué par des titres souvent tragiques et drôles à la fois, (Evénement soudain à la frontière de 16 200 centimètres carrés rouges162 cm2 de fragilité —) ou bien Čestmir Kafka (1922) aussi « japonais » que Medek était « latino-américain », mais non moins sensible au dérisoire de la vie, créateur d’un art métaphysique dépouillé, à mi-chemin entre la théâtralité de Chirico et les jardins zen, recourant par principe à des matériaux pauvres et à des procédés simples (assemblages d’objets trouvés : herbe, cendre ou terre dispersée sur du coton et fixée entre des plaques de verre), à Bratislava, il faudrait citer au moins Rudolf Filá (1932), un des peintres les plus profondément originaux et les plus universels de notre temps, resté fidèle à la peinture alors que tout le monde la prétendait morte, et qui a su la réinventer radicalement au moins quatre fois, sans qu’aucune phase soit inférieure, en en faisant un instrument poétique capable simultanément de l’intelligence la plus fine et la sensualité la plus grande (son œuvre hérite à la fois des traditions les plus luministes et des traditions les plus matérialistes de la peinture, est sous un signe de centre impossibilisé, de conciliation de l’inconciliable, d’oxymore). Les membres du groupe surréaliste tchécoslovaque, même, font des choses qui sont loin d’être réductibles à la répétition des clichés stylistiques ou philosophiques du surréalisme historique : les courts-métrages du cinéaste Jan Švankmajer, par exemple, quelquefois pataphysiques et quelquefois « kafkaïens », quelquefois romantiques noirs, d’autres fois surréalistes, ne sont pas, du point de vue de la forme, très novateurs, mais ils sont plus vivants que quatre-vingt-quinze pour cent des films « expérimentaux » et il fait dans le contexte quasi-privé du groupe des recherches très intéressantes, à la fois théoriques et artistiques, sur la poétique des « objets tactiles ».

L’unité des histoires ne semble donc pas être une unité d’inspiration. Les artistes proches de Boudník et de Novák ne sont pour la plupart même pas mentionnés, et les œuvres des autres auteurs racontés s’inscrivent dans des courants autres ou contraires. (C’est un trait remarquable : beaucoup des rares livres relatifs à l’art contemporain ne brillent pas précisément par l’impartialité. Il y a eu les tenants du « Nouveau Réalisme », ceux des « Mythologies individuelles », ceux de la « Peinture analytique », ceux de l’« Hyperréalisme », ceux du « Conceptualisme »…, plus récemment les partisans de la « Trans-avantgarde », ceux de la « Neue Wilde », ceux du « Postmodernisme » avant-gardiste, ceux du Néo-catholicisme post-telquellien…, chacun évidemment tirant à soi la couverture MODERNITÉ ou ACTUALITÉ ou ART. Le parti le plus sympathique, dans un tel contexte, est de se faire le critique des autres, des inclassables, mais il faudrait idéalement en arriver à une disposition d’esprit où l’on est capable de percevoir aussi la part inclassable des artistes étiquetés. Après tout, l’art appartient à tout le monde, et le risque d’un éclectisme ectoplasmique nous semble nettement préférable aux effets stérilisants des divers rigorismes.)

Si on envisage les artistes auxquels sont consacrées ces histoires du point de vue de leur rapport aux grands mouvements qui ont scandé l’histoire de l’art moderne après 45, on constate de très grandes différences, quant à la nature des mouvements et quant à celle des rapports. Boudník est contemporain de ce moment de l’histoire des formes qu’on a nommé « abstraction lyrique » aux Etats-Unis, et « informel », « tachisme », « nuagisme » ou « art gestuel » en Europe, mais c’est, paraît- il, en toute ignorance de cause qu’il a inventé sa version de cet art-non art, de cet art-libération absolue, il n’a pu découvrir les oeuvres de ses homologues que vers la fin des années 50, alors que partout dans le monde la réaction « réaliste », sous la forme des happenings, du néo-dadaïsme, du pop-art ou du « Nouveau Réalisme », commençait à les reléguer au musée. Balcar, Knížák, Mlynárčik et même Kolář appartiennent à cette constellation contraire, sont sous le signe du retour au monde extérieur, au monde contemporain, mais Balcar, que certains ont catégorisé parmi les auteurs « pop », n’a jamais dialogué avec le monde des images infra-artistiques (il a d’ailleurs toujours refusé l’étiquette du « Pop-art »), Knížák a inventé le happening parallèlement à Kaprow, et sa trajectoire créatrice ne finit pas avec l’époque hippie, Mlynárčik bien que tard venu, s’est tenu et a été tenu par Restany pour protagoniste à part entière du Nouveau Réalisme (et sa « contribution » à l’histoire du mouvement est beaucoup plus personnelle et inventive que celle de certains membres fondateurs), quand Kolář dépasse de très haut les cadres des divers mouvements desquels on peut rapprocher certaines de ses œuvres (Lettrisme, Poésie Concrète, Néo-Dadaïsme, Pop Art, Néo-Constructivisme, Environnements, Art des actions). Tous ceux dont il est question ici sont des personnalités artistiques riches, complexes et radicalement novatrices, tous ont créé des « œuvres » vivantes et attirantes, mais Kolář est de tous le plus « multidimensionnel ». Tous ont fait table rase et ont su inventer de nouveaux langages visuels, de nouveaux langages du silence, mais lui a inventé une trentaine de nouvelles manières d’explorer le monde, l’art, et soi. Si l’histoire de l’art moderne était écrite en tenant compte des artistes tchécoslovaques, on s’apercevrait qu’il est un inventeur de procédés d’« expression » de la taille de Duchamp. Inversement, Štembera et Mlčoch sont originaux essentiellement par leur manière d’interpréter les principes déjà trouvés du land-art ou du body-art. Kmentová ne semble pouvoir être rattachée à aucun grand type de démarche, mais les courants ne sont pas si marqués dans la sculpture, et l’idée était dans l’air de substituer des gestes « doux » au geste traditionnellement « dur » du sculpteur.

(à suivre…)