1. Avant-propos (ou) Introduction générale à la thèse (3/3)

Une définition de l’art par ses formes n’est plus possible, ou seulement par énumération, et celle-ci ne rendrait pas compte de son opposition au kitsch, au toc, à l’art-consommation, à l’art-distraction, au décoratif. L’art est une valeur, une valeur d’absolu, de transcendance. Quelles sont les conditions de ses matérialisations ? de sa reconnaissance ? Questions ouvertes, destinées peut-être à le rester. Mais on ne doit pas éluder la question « pratique », qui vient souvent à l’esprit lorsqu’on s’intéresse à l’art contemporain. Il faut juger, il faut situer sur l’échelle des valeurs. Est-ce que ceci est de l’art? Dans quelle mesure ? Le trouble suscité par les paradoxes duchampiens ne dure pas longtemps. Ce qui ne donne pas le « sentiment » de l’art peut être très intéressant, et il est possible que l’art en tant que valeur soit mourant, mais il faudrait qu’on sache à quoi s’en tenir.

Les distinctions de type hiérarchique sont indispensables pour s’orienter dans l’art contemporain. Malgré certaines expériences, personne ne pense à mettre sur le même plan une chanson des Sex Pistols et une composition de Boulez, mais en matière d’arts visuels, cette confusion est tout à fait commune. Pourtant, il y a la aussi des œuvres qui relèvent d’une sorte de « haute culture » artistique, et d’autres qui relèvent d’un art plus fruste. Il y a un art « savant » et un art « populaire », il y a du « majeur » et du « mineur ». Il faudrait arriver â prendre ces distinctions dans un sens analogue à celle, en boxe, des poids lourds et des poids légers, mais elles existent, même si elles sont souvent d’application problématique. De même il faut maintenir la distinction de l’art libre et de l’art appliqué, même si celui-ci est parfois moderne et d’un très haut niveau. Enfin: dans l’art « libre » et savant, il y a des différences essentielles de profondeur. Klee, Michaux étaient plus profonds que Mondrian, Vasarely ou même Kandinsky.

Il y a des questions de « morale artistique », qui jouent un rôle très important. L’exigence commune, dans la mesure où il s’agit encore d’art, est de créer quelque chose qui ait une valeur absolue, mais il y a aussi des surmois moins universels. On doit distinguer, au moins, trois types de morales de l’art. L’une découle d’un impératif de fidélité à ce complexe de formes, de couleurs, de structures, de dimensions, de sentiments, de métaphores… qu’on porte en soi, c’est ce qu’on pourrait nommer l’impératif d’égoïsme de l’art, et il n’oblige pas fatalement à refuser toute formule mise au point par d’autres, non plus qu’à ne pas se répéter. Il y a, contre cela, une morale orgueilleuse qui impose l’originalité, le jamais-vu, qui conduit à mépriser tous les stéréotypes, ceux de l’extérieur et ceux de l’intérieur (il y a beaucoup d’artistes dont la nouveauté ne tient qu’à leur être-autre, et qui en viennent rapidement à se parodier eux-mêmes, deviennent les premiers académiques de leur modernité) : on pourrait la nommer l’impératif d’aventure de l’art. Il y a enfin une morale qui réclame qu’on fasse un art qui réponde à la « Réalité », à ce qui apparaît comme la réalité du réel, « l’essentiel ». C’est ce qu’on pourrait nommer l’impératif de vérité de l’art. Notre scepticisme et la multiplicité des œuvres nous rendent plus sensibles à leur dimension personnelle, mais souvent elles ne viennent pas de la pure expansion de cette dimension. Pour la morale au sens ordinaire, les artistes modernes qui ont introduit quelque chose de véritablement nouveau ne sont pas nécessairement des références : Dali, Avida dollars ; Beuys déclarant sans vergogne qu’il n’hésiterait pas à refaire la guerre dans la Luftwaffe.

La modernité se laisse mal réduire à ce qui a précédé la post-modernité. C’est une qualité dont on n’arrive pas à se faire une idée stable, constamment paradoxale, et c’est peut-être bien ainsi : si le moderne en art s’oppose à ce qui est devenu académique,convenu, il faut dire que les pyramides, en leur temps, ont été modernes, tout comme les cathédrales, ou la Tour Eiffel, tout comme lOlympia de Manet ou l’Orphée de son contemporain Gustave Moreau ; si ce critère de la modernité est une certaine grande simplicité, nombre de masques africains ou de statuettes océaniennes l’étaient plus que beaucoup des œuvres néo-expressionnistes du début des années 80 ; dans notre civilisation essentiellement profane et journalistique, l’art le plus moderne, s’il est art, a toujours quelque chose d’inadéquat à l’« air du temps », du seul fait qu’il appartient au domaine du « sérieux » Le seul retranchement de la frivolité et du bruit de l’époque induisent une sorte de « non-contemporanéité ». Telle ou telle forme d’éternité concrète peut être à la mode, elle est d’un autre ordre que celui de la mode et de l’actualité quand les artistes modernes sont à rebours des idéaux de la société où ils vivent, quand ils essaient de retrouver une dimension primitive que la civilisation moderne fait disparaître, en quoi consiste leur « modernité » ?

L’art, l’art de tous les temps, est aussi poésie. Pas seulement celui des symbolistes ou de Bosch, d’Ucello ou des surréalistes, mais aussi bien celui des minimalistes, de Kosuth, de Schiele, de Courbet ou des frères Le Nain. Nous voila bien avancés : à la place d’un mystère, nous en avons deux. Mais ces deux mystères ensemble sont plus proches de leur vérité commune que séparément chacun d’eux. Mais… « les poètes ont trois fois moins de lecteurs que les philosophes, ceux-ci deux cents fois moins que les romanciers » (André Breton), et on compte les visiteurs des expositions Picasso par centaines de milliers.

Il y a une exigence de pureté qu’on retrouve très souvent dans l’art de ce siècle. Il y va fréquemment d’une sorte de sainteté. Il s’agit, par l’art, d’accéder à un monde plus profond, plus essentiel, un monde retranché du monde à l’intérieur du monde. L’art plastique est lui aussi un moyen de catharsis. Aussi : on est constamment amené à des parallèles avec ce qu’on nomme aujourd’hui « religions », convaincus, parce que les nôtres sont rationalistes, que nous sommes au-delà. L’histoire de l’art des cent cinquante dernières années regorge d’histoires de « transcendance » et de « profanations », de recherche d’« absolu » et de « salut », de « sectes », d’« évangiles » et de « contre-évangiles », de « magies », de « sacrifices », de « crucifixions ». Tout l’art moderne est « métaphysique », au sens anti-rétinien du mot, et on est obligé de recourir à un vocabulaire tabou.

Enfin: il y a quelque chose d’essentiellement contradictoire à théoriser sur l’art, car le « pathos » artistique est ennemi de l’« ethos » philosophique. La théorie tend toujours à réduire, à banaliser, alors que l’art tend essentiellement à dépasser la vie courante, introduire une dimension supérieure. L’art est et doit être négatif du quotidien, du banal, de l’ordinaire. Les philosophes, (donc tous les « scientifiques » dans la mesure où ils sont des philosophes plus ou moins contrariés par les règles de prudence de leur domaine), obéissent à la passion de l’Etre, ou à sa logique. Les artistes, même ceux qui ont des tendances philosophiques ou scientifiques très fortes, sont voués à l’autre côté, aux apparences, aux formes, aux métamorphoses, à tout ce dont les philosophes ont tendance à se défier (le rejet platonicien des poètes d’inspiration extra-militaire correspond à une tendance très générale du pathos rationaliste : on le voit bien dans tous les pays « utopisés », et notamment en Tchécoslovaquie).

Le choix de la forme des essais — si c’est un choix — découle de cette antinomie : de tous les modes de la pensée sur, c’est le moins susceptible de trahir un objet qui ne cesse de se dérober.

(fin de l’introduction)