Dans un livre de 1910, intitulé Le monde comme il ne va pas (traduction par Marie-Odile Fortier-Masek de What is wrong in the World, Éditions L’âge d’homme 1994), Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) expose et explique – très démonstrativement – un paradoxe qui devrait intéresser tous ceux qui essaient de réfléchir à ce moteur essentiel de la vie qu’est la création sans se laisser enfermer dans le ghetto de l’art (l’absence de préjugés athées peut aider) : « Dieu est celui qui peut faire quelque chose à partir de rien. L’homme (on peut vraiment le dire) est celui qui peut faire quelque chose à partir de n’importe quoi. Autrement dit, si la joie de Dieu est la création illimitée, la joie propre à l’homme est la création limitée, la combinaison de la création et des limites. Ainsi l’homme aime-t-il être maître des conditions tout en étant en partie dépendant d’elles ; être en partie contrôlé par la flûte dont il joue ou le champ qu’il laboure. Ce qui le grise, c’est de tirer le maximum de conditions données ; celles-ci s’élargiront, mais pas indéfiniment.Un homme peut écrire un sonnet immortel sur une vieille enveloppe, ou tailler un héros dans le roc. Tailler un sonnet dans le roc serait toutefois laborieuse entreprise et faire un héros à partir d’une enveloppe est, pour ainsi dire, impensable. Lorsqu’il porte sur les distractions désinvoltes d’une classe éduquée, ce fructueux conflit avec les limites revêt le nom d’Art. Mais le commun des mortels n’a ni le temps ni les moyens de découvrir la beauté, invisible ou abstraite. Pour le commun des mortels, l’idée de création artistique ne saurait trouver son expression que dans une idée aujourd’hui impopulaire : l’idée de propriété. Tout homme ne saurait façonner une silhouette dans la glaise, mais il peut façonner un jardin dans le sol et même il l’arrange en faisant alterner des rangées de géraniums rouges et de pommes de terre bleues, il n’en est pas moins un artiste : parce qu’il a fait un choix. La propriété est tout simplement l’art de la démocratie. Cela veut dire que chaque homme devrait posséder quelque chose qu’il puisse façonner à son image, tout comme il a été lui-même façonné à l’image du Ciel. Toutefois, n’étant pas Dieu mais image taillée de Dieu, il ne pourra s’exprimer sans limites, des limites strictes et même exiguës. »
Si l’on extrait de cette philosophaillerie extraordinairement vaste, riche et dense, ce qui concerne l’Art tel qu’on le définit habituellement et l’art tel qu’il devrait être défini :
– c’est arbitrairement qu’on réserve le nom de création artistique à certaines formes de la création humaine, qui visent à découvrir la beauté, et sont l’apanage des membres de la classe éduquée, seuls à avoir le temps et les moyens de s’y consacrer
– l’homme, tout homme, est essentiellement créateur, artiste (parce que, dit Chesterton avec tous les philosophes catholiques, il est à l’image du Créateur, mais ceux qui préfèrent laisser ce cher vieil impensable inimaginable et inaccessible Auteur du Monde en général et du monde qu’ils sont en particulier en dehors de tout cela pourront observer que cette affirmation démocratique est seulement une autre manière de formuler l’idée aristotélicienne selon laquelle l’art – technè – complète la nature, et tous les hommes ont besoin de s’aider d’artifices pour aider la nature à atteindre celles de ses fins qui les concernent)
– la création humaine, « artistique » ou pas, est essentiellement limitée, contrainte, et vise les maxima de liberté que permettent le respect de contraintes données
– la création d’un homme qui, suivant le conseil de Candide, cultive son jardin, mérite aussi le nom d’art car elle procède d’un choix
– et comme de tels choix – qui sont des appropriations – supposent la propriété, on peut dire que l’art des mortels lambda (mais chaque homme est un alpha et un oméga pour lui-même) est dans l’aménagement de leur propriété (d’où il résulte que ceux qui n’ont pas accès à la propriété – pour lesquels Chesterton, chevaleresquement, se battait – sont frustrés dans certaines de leurs ambitions créatrices les plus élémentaires).
Quand on n’a pas eu la chance d’être soumis jeune au sadisme pédagogique de professeurs de piano, dessin, peinture, sculpture, danse, théâtre, cinéma, bande dessinée, … et qu’on se sent un peu voire totalement exclu des mondes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 ou 8 de l’Art – même du neuvième, c’est le trente sixième dessous ! -, on accueille très favorablement de telles considérations, comme on se sent pris d’une sympathie irrésistible pour quelqu’un qui fait des collages et des assemblages avec des papiers ou des bouts de bois jetés, quelqu’un qui fait des photos sans appareil photo ou quelqu’un qui achète au BHV du coin un évacuateur de liquide corporel jaunâtre qu’il retourne, légende, signe d’un pseudonyme, et expose comme une œuvre d’art puisqu’il l’a choisie.
La philosophie de l’art scandaleusement paresseuse, joueuse et parasite prônée par les dadaïstes, pour lesquels la création devait cesser de supposer une habileté rare ou unique (« talent ») et être techniquement à la portée de tous – conformément à l’impératif ducassien : La poésie doit être faite par tous et non par un – rejoint curieusement celle de Chesterton – qui affirmait ailleurs que si la littérature est un luxe, la fiction est une nécessité -, et c’est bien plus qu’une curiosité.
Dans un cas comme dans l’autre il s’agissait de sortir du monde de l’Art, dont le contraste avec le monde du Progrès et des innovations incessantes était toujours plus criant, en inventant de nouvelles formes d’art et de littérature, même si elles devaient être d’abord moquées, condamnées et rejetées comme « non art » ou comme littérature mineure (les nouvelles policières de Chesterton – enquêtes du Père Brown, mais aussi de M.Pond ou de Gabriel Gale – étaient aussi impatiemment suivies par un public populaire que les histoires de même calibre de Conan Doyle, Maurice Leblanc ou Gaston Leroux, mais n’étaient pas assez ennuyeuses pour être considérées comme de la littérature sérieuse).
Le traditionalisme (bien avant sa conversion au catholicisme, en 1922, à 48 ans – Le monde comme il ne va pas a été publié en 1910 -, Chesterton défendait, contre les innombrables facilités du romantisme de l’avenir – issu selon lui de la terreur du passé -, la connaissance des grands hommes et des grands accomplissements des cultures pré-modernes, et l’émulation avec ces grands exemples) n’exclut pas le modernisme (Chesterton pensait que le futurisme était une absurdité et une escroquerie – lisez dans les Enquêtes du Père Brown celle qui s’appelle Le paradis des voleurs -, mais ses nouvelles, essais, conférences sont des formes d’expression typiquement modernes, et il est parvenu grâce à ces formes souples et aventureuses à donner des images remarquablement profondes, fidèles et vivantes du monde en guerre dans lequel il se trouvait plongé).
Inversement, le modernisme n’est pas nécessairement exclusif de tout attachement au passé : Baudelaire déplorait que « la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel », ce n’est qu’« à la fin » qu’Apollinaire avoue sa lassitude de « ce monde ancien », Max Jacob jette les dés de son cornet dans un monde créé et protégé par Dieu, le prophète résolument athée de « l’esprit nouveau », André Breton, était fasciné par les très belles photos du Paris voué à la disparition qu’Atget avait réalisées, il était plus qu’intéressé par les livres du traditionaliste René Guénon et l’évolution de ses curiosités l’a amené à devenir un des meilleurs connaisseurs profanes de l’astrologie et de l’alchimie, Raymond Queneau a beaucoup oscillé entre modernisme et islamo-catholico-sino-guénonisme, et Duchamp lui-même, dont le poète préféré a longtemps été le très mélancolique-ironique Jules Laforgue, visait à travers sa polémique contre l’art rétinien et des moyens artistiques et littéraires entièrement nouveaux, à renouer avec l’art philosophique et symbolique de la Renaissance.
Les progrès scientifiques et techniques modernes semblent avoir donné raison à Chesterton en permettant l’essor de démocraties de petits propriétaires, et l’apparition de nouvelles formes d’art basées sur l’appropriation de produits fabriqués en série a permis l’accès au monde de la création artistique à de nombreuses personnes qui n’auraient eu aucune chance dans le cadre des conceptions antérieures de l’Art basées sur le talent, mais beaucoup de ces « artistes sans art » sont dans une sorte d’imposture, en prétendant « dépasser » les formules d’innovation antérieures, qui elles-mêmes étaient issues du « dépassement » des précédentes, … et il en résulte des choses souvent tapageuses, spectaculaires, scandaleuses, ou au contraire faussement silencieuses, qui atteignent quelquefois des prix hallucinants, mais dont la consistance artistique, poétique et philosophique est toujours moindre, oscillant entre l’ennuyeux, le très ennuyeux ou le très très ennuyeux, et s’évanouissant complètement si on les confronte même à des œuvres mineures de l’époque qui a précédé le siècle des « avant-gardes ».
Donc : pour retrouver la formidable inventivité des dadas – tous des artistes très exigeants, et conscients des dangers de la facilité des nouvelles techniques -, il faut comme le prônait le grand judoka Chestertonapprendre à utiliser le mouvement de l’époque pour mieux nager à contre-courant