1. Avant-propos (ou) Introduction générale à la thèse (2/3)
Ma thèse principale, ma thèse-cadre est donc d’ordre essentiellement historique et factuel — même si la reconnaissance de ce genre de faits est inséparable de questions de valeurs —, mais pour l’illustrer, j’ai été amené à avancer beaucoup de propositions d’ordre plus « fort », concernant la psychologie, la sociologie, 1’histoire des religions, la poétique, la stylistique, 1’esthétique, la morale, la philosophie générale et même la théologie. Comme ma connaissance de ces disciplines n’est pas toujours ce qu’elle devrait être, je me suis souvent trouvé en situation de dilettantisme, mais il était impossible de faire autrement. J’aurais préféré écrire quelque chose comme une « Contribution à l’étude de l’art moderne dans la deuxième moitié du 20ème siècle », ce qui aurait été plus conforme à la tradition universitaire, mais quand on discute avec beaucoup d’artistes et quand on lit la littérature sur l’art contemporain, on se rend compte qu’il ne s’agit en rien d’un domaine scientifique. On aurait du mal à trouver une seule idée relative à l’art qui fasse l’objet d’un consensus universel, une seule évidence qui ne soit pas tenue par certains pour une stupidité crasse.
Qu’est-ce que l’art ? Pour quoi l’art ? Pour qui ? Avec quoi ? Qui le fait ? Depuis quand ? Jusqu’à quand ? Pendant combien de temps ? Qu’est- ce que l’art moderne ? Quelles œuvres ? Dans quelle mesure ? Selon quel critère ? Est-ce que le critère de la modernité en art est le même que dans d’autres domaines ? Quel rapport avec l’actualité, avec « l’air du temps » ? Est-ce que l’art moderne commence avec les « Temps modernes » ? Est-ce que moderne = nouveau ? Comment l’art moderne peut-il être primitiviste ? Quelle est la nature du bouleversement qui a eu lieu dans l’art à la fin du siècle dernier ? Est-ce une révolution ? Plusieurs révolutions ? Quel rapport avec celles qui ont marqué la musique, ou les mathématiques et la physique ? Y a-t-il une logique de l’histoire de l’art moderne ? Si oui, a-t-elle la forme d’un progrès ? Quel est son sens ? Quels en sont les critères ? N’est-ce pas plutôt une décadence ? Ou une suite de solutions de continuité, qui demanderait une histoire foucaldienne ? Quel rapport entre l’art moderne des années 60-70, et celui des premières décennies ? Est-ce que tous les artistes modernes ont été « avant-gardistes » ? Est-ce qu’ils ont tous été modernistes ? Y a-t-il vraiment un au-delà de l’art moderne ? Est-on fondé à parler de « post-modernité » ? Que vaut l’art moderne ? Quels rapports entre l’art et la poésie ? Entre l’art moderne et la poésie moderne ? Dans quelle mesure y a-t-il eu fusion ? Que peut l’art que ne peut pas la poésie ? En quel sens peut-on parler d’une poésie propre à l’art ? Est-ce qu’il y a un art involontaire comme il y a une poésie involontaire ? Est-ce que l’art-poésie est fatalement impur ? Est-ce que l’art impur est fatalement de moindre valeur que l’art pur ? Ou inversement ? Dans quelle mesure l’art peut-il être « expression » ? Faut-il pour cela qu’il soit « expressionniste » ? Quels matériaux, quels gestes les artistes peuvent-ils transformer en « moyens d’expression » ? Y a-t-il des symboles définitivement acquis ? Est-ce qu’un symbolisme vieilli « parle » encore ? Est-il possible de le réactiver ? Quelle est la marge d’arbitraire dont disposent les artistes dans 1’invention de nouveaux symboles ? Pourquoi l’art moderne a t-il si peu de rapport avec l’histoire du monde moderne ? Est-ce un trait d’essence ? Faut-il dire que Guernica est le chef-d’oeuvre de Picasso, ou admirer qu’il ait réussi une fois de plus à faire un tableau incroyablement fort malgré un sujet aussi pathétique ? Est-ce que l’approche historique de l’art est compatible avec l’approche « émotionnelle », absolue ? Mais peut-on comprendre les oeuvres en faisant abstraction des dialectiques d’imitation et de rupture qui président à leur formation ? C’est-à-dire sans cesser de comprendre intuitivement ? Dans quelle mesure cette compréhension intuitive est-elle compréhension de cela qu’a compris l’artiste ? En quel sens l’art peut-il être connaissance ? Quel rapport entre cette connaissance et LA connaissance scientifique ? Philosophique ? Religieuse? Dans quelle mesure est-elle traductible ? Quel est le rapport de l’art moderne avec l’athéisme moderne? avec les tentatives de créer une mystique simplifiée, œcuméniste, une religion P.G.C.D. avec le millénarisme communiste ? Est-ce que les conceptions marxistes de l’art sont pertinentes pour analyser les oeuvres inspirées par un idéal marxiste ? Est-ce que les conceptions psychanalytiques permettent de comprendre au moins les oeuvres de Tanguy, Dali ou Delvaux, qui se réclamaient de Freud ? Est-ce que le lexique conceptuel emprunté par certains linguistes à la théorie de 1’information apporte une aide indispensable à l’intelligence de la poésie, et donc de l’art ? Est-ce qu’il ne faudrait pas, pendant un temps, rayer de notre vocabulaire les mots « locuteur », « récepteur », « message », « code », « fonction de référence », « fonction phatique »… ?
On pourrait continuer ainsi longtemps, et on aimerait mettre toutes ces questions « entre parenthèses », comme n’importe quel bachelier après l’épreuve de philo, mais puisqu’on s’est mis dans l’obligation d’avoir à écrire d’un sujet qui suppose qu’on les discute et qu’on y réponde…, je me suis vu contraint d’avancer une multitude de thèses « fortes ». Elles ne se laissent pas plus résumer que celles qui les ont provoquées, mais il n’est pas impossible d’en présenter quelques-unes qui, peut-être, sont plus centrales.
Les classifications et les théories ne sont que des instruments, mal appropriés, pour mieux comprendre les oeuvres. Filá a une formule très matérialiste, et très prégnante : ce sont les artistes qui font l’histoire de l’art, et il suffirait d’ajouter qu’ils ne la font pas pour les historiens ou les théoriciens de l’art. Les successions d’ismes sont la caricature de la vie réelle de l’art. Pas dénuées de fondement, car l’art d’une époque est toujours beaucoup moins différencié que ne laisserait supposer la notion de 1’art-création ex nihilo (ce qui tient sans doute au fait qu’à une époque donnée le Nouveau déjà connu est à peu près le même pour tous). Mais si un artiste invente une forme d’art que des journalistes ou des théoriciens rangent après coup sous l’étiquette de tel ou tel isme, c’est qu’en lui quelque chose appelle impérieusement cette nouvelle manière de faire. On peut aimer, détester, mépriser, être indifférent à ce que Warhol ou Baselitz ont introduit dans l’univers tant réel que potentiel de l’art, mais pas plus les sérigraphies de l’un que les tableaux à l’envers de l’autre ne sont issus de l’ambition de faire du Pop- Art, ou de la Neue Wilde. Il y a des accords de sensibilité qu’on doit constater bien qu’on ne se les explique pas : croit-on que le romantisme ou le symbolisme étaient seule-ment des mouvements de mode ? Il n’est d’ailleurs pas rare qu’on trouve, pendant la période d’hégémonie de tel ou tel isme, des auteurs qui suivent une tout autre voie : Baselitz, comme Chia, Clemente, Cucchi, a commencé a faire ses peintures à 1’époque ou tout ce qui n’était pas « conceptuel » était tenu pour non avenu. Achille Bonito Oliva les a découverts et regroupés, il ne les a pas inventés.
Ceux qui philosophent sur l’art plastique ne le voient souvent qu’à travers le filtre d’un grand auteur ou d’un grand type d’œuvre : Manet, ou les peintures pariétales (Bataille), Cézanne (Merleau-Ponty), Goya ou Picasso (Malraux), Braque (Paulhan), Duchamp (Cage, Paz, Chalupecký), Van Gogh (Artaud),… Mais il y a beaucoup d’autres grands artistes, parmi les connus comme parmi ceux qui restent à découvrir, il y a beaucoup d’artistes qui ne sont pas de première grandeur, mais ont laissé des oeuvres intéressantes, vivantes, sans équivalent dans le « haut-de-gamme » de l’art (certains n’ont qu’une fois dans leur vie une idée de génie ; d’autres, qui « ont du génie », ont aussi des ratés surprenants), il y a aussi énormément d’artistes qui cherchent sans trouver, ou, pire, trouvent sans chercher… de l’introuvé qui aurait mieux fait de le rester. En Tchécoslovaquie, par exemple, on compte environ 8000 artistes, dont 2000 sont censés être des « créateurs » (et ceux qui ne le sont pas, naturellement, ne sont guère disposés à l’avouer et à faire de la place aux autres, aux « vrais ».) Une philosophie adulte de l’art plastique devrait prendre en considération l’ensemble de la vie artistique, à tous les points de vue. Les approches fascinées induisent fatalement des appréciations fausses et des comportements intellectuels… étranges (il y aurait un livre assez drôle à faire sur l’usage des grands noms dans les disputes philosophiques).
L’art du XXème siècle, particulièrement celui d’après la seconde guerre mondiale, prive de leur pertinence la plupart des paramètres-critères traditionnels. A quoi servent les catégories d’« espace pictural », de « dissonance chromatique » ou même de « composition », quand on veut rendre compte des emballages de Christo, des sculptures vivantes de Manzoni ou Gilbert & George, des objets ramollis d’Oldenburg, de la Spiral Jetty de Smithson, des happenings… ? Toutes ces « choses » dérangent la paix ontologique des classifications traditionnelles. On est plongé dans un paysage complètement bouleversé, et il n’y a pas d’autre solution, pour qui veut s’y orienter, que d’essayer des approches entièrement nouvelles.
Les psychologies qui ont cours ne sont pas d’un grand secours. Même la méta-psychologie psychanalytique est inopérante : pas assez meta. Il faudrait une psychologie qui prenne. en compte les conceptions des auteurs, leurs manières de voir le monde et l’art (même si, évidemment, certains voient beaucoup plus gros qu’ils ne peuvent). Il faudrait une psychologie qui prenne en compte le refus du psychologique, qui est un moment essentiel pour la plupart, peut-être pour tous les artistes importants. Beaucoup vont jusqu’à refuser toute dimension intérieure à leur art, mais même ceux qui veulent « exprimer » leurs sentiments y voient des états de l’âme, pas seulement des troubles « subjectifs ». Il s’agit, comme dans les ascèses scientifiques, d’atteindre une forme d’impersonnalité. Le besoin d’une approche moins réductrice et relativisante se fait aussi sentir dans d’autres « domaines » — les perspectives existantes, par exemple, facilitent peu 1’intelligence des « religions » grandes ou petites, dans leur singularité (l’islam suppose et exige une tout autre disposition d’esprit que le bouddhisme, le protestantisme que le catholicisme…) —, mais en matière d’art moderne il est particulièrement criant : comment faire abstraction de tous ces manifestes, traités, essais, propos, polémiques, souvenirs qui accompagnent son histoire ? et avec l’art conceptuel, les textes sont même devenus parties intégrantes des oeuvres. Il faudrait une psychologie qui accepte de rentrer dans le jeu des artistes beaucoup plus qu’il n’est coutume, c’est-à-dire de philosopher avec eux, de se laisser guider par les œuvres. L’unité d’un tel système anti- systématique, fatalement, serait problématique, car il n’y a pas d’unité de l’art moderne. La communauté d’appartenance des artistes est très extérieure (en Tchécoslovaquie, l’illusion d’une telle communauté a longtemps été beaucoup plus vivace qu’ailleurs) : partout on observe des clans, des sectes, des exclusions sans appel d’œuvres dont la qualité est évidente, de nombreuses démarches sont fondées sur le rejet intolérant des autres (au nom, bien sûr, de l’actualité de 1’art, de son ouverture à la Vie). Beaucoup d’artistes ne perçoivent la singularité de leur « tour d’esprit » (son lien avec un milieu, une religion, une musique… particulières) qu’après coup, ou bien dans une autre partie de leur personnalité. Il semble même que ce genre de schizophrénie soit une condition de la « santé » créatrice. Si on peut communier dans « l’amour de l’art » — et on le peut : c’est un des liants de notre société —, c’est parce que la perception « cultivée » des oeuvres les prive de leur pointe, quand elle ne les transforme pas purement et simplement en objets de consommation. La « religion » de l’art, comme celle de la littérature, est tolérante, ouverte, démocratique, mais les mythes des grands artistes doivent être intolérants, exclusifs, et si on ne veut pas que les œuvres se dissolvent dans la grande soupe oecuménique qu’on nomme Culture, il faut les aborder à partir d’une philosophie « perspectiviste », à partir de la pluralité de la réalité.
(à suivre…)