Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je tourne autour de la d’autant plus imposante qu’in-posable question de l’humour (essentiellement in-dé-fi-nis-sable, et ceux qui tentent de le définir stricto sensu prouvent ipso facto et spiritu militari qu’ils en sont dépourvus : vu ?), persuadé qu’il s’agit d’une des qualités les plus précieuses et les plus énigmatiques qui soient, et ces recherches m’ont amené à étudier la plupart des essais un tant soit peu consistants qui la concernent. C’était, jusqu’à hier, le Cours préparatoire d’esthétique (1804) de Jean-Paul Richter (1763-1825) que je tenais pour le plus profond et le plus juste, mais maintenant que j’ai lu l’article sur l’humour que Chesterton (1873 – 1936) a écrit en 1928 pour l’Encyclopedia Britannica [dans une traduction de Maurice le Péchoux publiée avec d’autres essais sous le titre Le sel de la vie à L’âge d’homme], je n’en suis plus si sûr.
D’abord il ne noie pas la question de l’humour dans celle du rire : « Les spéculations sur la nature de n’importe quelle réaction au risible appartiennent au sujet plus vaste et plus élémentaire du rire, elles sont du ressort du département de psychologie, presque du ressort de la physiologie selon certains. Quelle que soit la valeur de ces spéculations pour ce qui concerne la fonction primitive du rire, elles apportent fort peu de clarté sur le produit hautement civilisé qu’est l’humour. » Le rire de supériorité, voire de cruauté – que Baudelaire qualifiait de satanique – n’a de toute évidence rien à voir avec celui que suscitent d’énormes et poétiques impossibilités , comme « l’image d’une vache sautant par-dessus la lune ». La philosophie qui attribuerait le rire « à la prise de conscience purement humaine du contraste entre l’immensité spirituelle intérieure de l’homme et sa petitesse extérieure » (formulation simplifiée de la théorie de Jean-Paul du comique naissant du « sublime inversé », de l’infini appliqué au fini) lui semblait plus vraisemblable (« Car c’est en soi une plaisanterie qu’une maison soit plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur »), mais « de telles spéculations en psychologie, spécialement en psychologie primitive, n’ont à peu près rien à voir avec la véritable histoire de la comédie en tant que création artistique. «
Puisque l’humour est réputé indéfinissable, Chesterton commence – en bon humoriste ? – par en donner une définition : « L’humour, au sens moderne du terme, est le signe d’une forme spéciale de perception du comique ou de l’incongru [incongruous, foolish, out of place], qui se distingue généralement de l’esprit [wit] en ce qu’il est d’un côté plus subtil et de l’autre plus vague. » Ces quatre lignes posent quelques vérités essentielles, qu’il va ensuite préciser, enrichir et approfondir : l’humour est une variété du sens général du comique, qu’on peut nommer aussi sens de l’incongru, et il diffère de cette autre forme du sens du comique qu’est l’esprit – avec lequel on le confond souvent – par sa subtilité supérieure – les raccourcis calembourrés de l’esprit, plutôt bon (Hilare de vivre en temps de crise), mauvais (Qu’est-ce qu’une poule qui est pressée ? Une cocotte-minute), excellent d’être complètement idiot (Pourquoi les poules irakiennes ne font-elles pas d’œufs ? Parce que le Tigre rugit et l’Euphrate) ou détestable de bêtise sérieuse déguisée en plaisanterie (nombreux exemples dans les répertoires de Le Pen, de Dieudonné, ou des autres « humoristes » fachos, sur lesquels on trouvera de bons articles dans le dossier consacré cet été par le Canard enchaîné aux Nouveaux rois du rire), vont plutôt dans le sens de cette grossièreté relative – et par son caractère plus vague – immédiatement confirmable aussi si l’on remarque que Freud n’aurait pas pu pratiquer avec l’humour les analyses extrêmement précises par lesquelles il a disséqué le mot d’esprit (Le mot d’esprit et ses rapports avec l’Inconscient date de 1903, et les quelques pages qu’il a consacrées à l’humour, dans ce livre et ultérieurement, à la lumière de ses nouvelles conceptions sur le ça, le Moi et le Surmoi, sont beaucoup moins techniques – reconnaissant d’ailleurs explicitement le caractère insaisissable et sublime de ce en quoi il voit, de manière réductrice mais éclairante, un mécanisme de défense du moi enfantin, par déni semi-conscient de la réalité comme des exigences du Surmoi).
L’opposition entre l’humour et l’esprit est une des grandes idées de cette étude : « au mot humour – par opposition au mot esprit – s’attache une sorte de tradition ou d’atmosphère qui appartient aux anciens excentriques, dont l’excentricité était toujours délibérée et manquait assez souvent de discernement. La distinction est délicate, mais l’un des éléments constants de ce mélange est indiscutablement l’aptitude à être autant objet que sujet de moquerie, ce qui implique un aveu de l’humaine faiblesse, alors que l’esprit représente plutôt l’intellect humain déployant toute sa force, même si ce n’est que sur un point insignifiant. L’esprit est la raison sur son siège de juge. Et bien que les accusés puissent avoir un peu perdu la leur, le juge, lui, bien évidemment, est entièrement en possession de la sienne. Mais l’humour porte toujours en lui l’idée que l’humoriste lui-même peut être à son désavantage, pris lui aussi dans les complications et les contradictions de la vie humaine. » L’esprit est donc une arme qui sert la force de l’intelligence, et sa volonté de vaincre, de faire triompher la logique et la raison (pour illustrer cette idée, l’auteur de Le Monde comme il ne va pas cite le mot de Voltaire commentant le meurtre légal de Byng : « En Angleterre, on tue un amiral pour encourager les autres », et il souligne les « profondeurs d’ironie » que recèle cette « clarté française » de l’esprit « incarnant la justice abstraite enregistrant une contradiction ») ; l’humour, paradoxalement, est au service de la faiblesse de l’intelligence, et ne vise pas à triompher, ou pas vraiment (Le personnage humoristique – Lièvre de mars, Chapelier, Tortue à tête de veau, Griffon, Captain Cap, … -, n’est pas conscient de l’absurdité de son comportement et de ses théories : l’humoriste si).
En d’autres termes, il y a « dans l’humour, ou du moins dans les origines de l’humour, quelque chose de cette idée de l’excentrique pris au piège de l’excentricité et se payant d’effronterie, quelque chose du personnage surpris en plein désarroi et qui prend conscience de son chaos intérieur » (Freud, très susceptible d’avoir lu du Chesterton en général et cet essai en particulier, aurait sans doute objecté que l’humoriste est justement celui qui fait sincèrement comme s’il n’était pas en détresse – le condamné à mort qui, constatant qu’il fait beau le lundi de son exécution, s’exclame « Voilà une semaine qui commence bien » -, mais c’est à peu près ce à quoi se réfère « se payant d’effronterie », qui qualifie l’exemple de ce « vieux farceur corpulent » de Falstaff s’écriant « dans une bravade désespérée « Ils nous haïssent, nous les jeunes » » ). Dans le langage de la philosophie chrétienne – Chesterton s’était converti au catholicisme en 1922, à 48 ans -, cela devient : « L’esprit correspond à la divine vertu de justice, pour autant qu’une vertu aussi dangereuse puisse appartenir à un homme. L’humour correspond à l’humaine vertu d’humilité, et est seulement plus divin car, sur le moment, il a plus le sens des mystères. ». Confirmation intelligible, sinon acceptable, même par ceux qui croient avoir dépassé le christianisme : l’esprit est bon ou mauvais selon qu’il est ou non juste, vrai ; quelqu’un qui s’est persuadé de sa supériorité ne peut plus rire que de ceux qu’il méprise – rire essentiellement différent de celui de l’humour ou du comique en général -, et vit dans l’illusion d’une clarté qui ne laisse plus de place aux mystères.
On objectera peut-être l’orgueil formidable de personnages humoristiques comme le baron de Münchhausen (ou Crac), Tartarin de Tarascon, Maldoror, le père Ubu, le docteur Faustroll ou … Achille Talon, tous hautement montés sur leurs rodomontades, mais justement, ce sont des personnages : il faut être soi-même aussi orgueilleux que l’ont été, par exemple, beaucoup de surréalistes ou de ’pataphysiciens, pour ne pas en rire (Breton, dans son « Anthologie de l’humour noir », donne souvent l’impression de prendre trop au sérieux des carabistouilles épastrouillimorphes patentées – ou inversement de prendre trop à la légère des fictions potentiellement très sérieuses, et inquiétantes ; selon le fondateur du Collège de pataphysique, Emmanuel Peillet, Ubu ou Faustroll ne sont pas drôles, et il est interdit d’employer le mot « humour », dans les publications collégiales, autrement que d’une manière péjorative) et en tirer des leçons d’étonnement quant aux extrémités de la folie humaine. Que le sentiment du mystère et l’humilité qui en découlent soient conformes à l’orthodoxie catholique … certainement pas : la bien-pensance ecclésiastique aurait interdit dès le départ ces flirts avec l’antéchrist (qui n’ont pu s’épanouir qu’avec le déclin de l’Église, auquel ils ont largement contribué), les graves mystères de la passion du Christ n’ont pas grand-chose en commun avec les fantaisies oniriques du pays des merveilles, et l’humilité chargée de culpabilité qui résulte de la fréquentation des uns aurait tendance à exclure l’humilité innocente et a posteriori qui résulte des tribulations parmi les autres.
Pour ce qui est de l’orthodoxie passablement hérétique de Chesterton (dont les personnages d’enquêteurs – le Père Brown, M.Pond, Gabriel Gale – sont assez intimes avec les folies diaboliques de l’orgueil pour les deviner, les comprendre et parer à leurs effets criminels), la réponse devrait être beaucoup plus nuancée, et il n’est pas sûr que nous soyons encore – ou déjà – capables de la formuler. Pourtant, le triomphe des totalitarismes au cours du dernier siècle – et les philosophies totalitaires, si différentes et opposées qu’elles puissent être, sont toutes fondées sur l’abolition des entraves morales, intellectuelles et religieuses de l’orgueil – lui a largement donné raison. Mais l’histoire de la lutte contre ces régimes hyperdictatoriaux a également montré que la seule humilité, sans ou avec humour, était une arme trop pacifique pour dispenser de recourir à celles des forts. C’est quand cette guerre a été finie que les humbles (de toutes confessions) et les « humoristes » (comme on nomme en France les amuseurs publics, qui font rire surtout en caricaturant les célébrités – ce qui a beaucoup plus à voir avec l’esprit, essentiellement agressif et rabaissant, qu’avec l’humour, essentiellement innocent, bon enfant) ont pu enfin danser.
Le règne des « humoristes » vaut infiniment mieux que n’importe quel fascisme – les cinq ou dix mille spectateurs qui font Pouet pouet et Coin coin à la fin d’un spectacle de Bigard n’iront sans doute jamais défiler au pas de l’oie -, mais il peut susciter des allergies, chez ceux qui n’aiment pas qu’on les chatouille pour activer leurs zygomatiques (éventuellement par le biais de rires préenregistrés) comme chez ceux, souvent les mêmes, qui supportent mal que toute réflexion sérieuse devienne a priori objet de plaisanterie. Contre de telles irritations, un comprimé hebdomadaire de finkielkrautine (de préférence sous forme effervescente) peut être assez efficace, mais un effet secondaire assez fréquent est de passer pour un vieux réac pas drôle du tout. Et pour pallier au manque de véritable humour dans les marchandises frelatées qu’on nous propose sous cette étiquette, le meilleur remède est toujours de revenir aux classiques : Edward Lear, Lewis Carroll, Sterne, Swift, Rabelais, Allais, Méliès, Cami, Jarry, Keaton, Chaplin, les frères Marx, Langdon, Hoffmann, Jean-Paul, Pawlowski, Queneau, Vialatte, Mark Twain, Woody Allen, Ramon Gomez de la Serna, Dali, Monty Python Flying Circus, … Sans oublier bien sûr de lire ou de relire Chesterton, qui est moins drôle que la plupart de ceux que je viens de citer, mais dont même les essais les plus graves, par leur énorme bonne humeur poétique et leur verve paradoxale, appartiennent pleinement au domaine de l’humour.