François Bouillon : peinture sur altuglas, 115.115 cm

François Bouillon : peinture sur altuglas, 115.115 cm

François Bouillon : peinture sur altuglas, 115.115 cm

François Bouillon : autoportrait, 2012 – peinture sur altuglas, 115.115 cm

François Bouillon : peinture sur altuglas, 115.115 cm –

 

Les regardeurs en quête de tableaux qui ne se laissent pas faire, leur résistent au point de les défaire, feraient bien d’aller voir « Figures libres », l’exposition de François Bouillon à la galerie Bernard Jordan (77 rue Charlot 75003 PARIS – du mardi au samedi de 14 à 19h – jusqu’au 12 juillet)

Ils y verront des images énigmatiques en forme de compositions de signes colorés relativement simples, de grand  format (115.115 cm), peintes sur l’envers de supports transparents très légers (de l’altuglas) – ce qui leur donne l’air de flotter tout près des cimaises – avec des couleurs grasses et saturées (des encres sérigraphiques).

Ce ne sont pas des compositions abstraites : on « reconnaît » ici des oreilles de lapin (ou d’âne ?) sur un socle, là une sorte de sablier (rempli par la mer ?) avec un soleil et une lune, ou un serpent posé sur une croix redessinée par Malévitch (à moins que ce ne soit une croix de pharmacie ?), ou une sorte d’empilement de vagues boueuses qui emporte des fenêtres à la japonaise comme un tsunami, ou une tour de Babel qui a réussi, avec des hommes (Y) debout, inclinés ou renversés, ou le fantôme d’un lapin (peut-être une murène, ou un évêque) qui ne perd pas sa dignité alors qu’il pleut des escargots (des crosses d’évêque ?) assez prudents pour avoir pris leur croix avec eux , …

– Nous voilà bien avancés – Reconnaître un élément ne vous donne pas le sens du « tableau », certes, mais cela vous met sur la voie : le lapin est un animal commun, plus réputé pour sa libido que pour son courage (de bons auteurs affirment qu’il est le plus semblable à l’homme, avec l’éléphant), l’âne, non moins commun, passe traditionnellement pour l’incarnation de l’ignorance et de l’indolence têtue (dans ces images d’un monde renversé que sont les Caprices de Goya, on trouve des ânes maîtres d’école, médecins, portés par leurs maîtres, généalogistes, mélomanes), le soleil et la lune avec la mer dans un sablier ne peuvent renvoyer qu’à la Terre et au Temps, la croix et le serpent, s’ils ne renvoient pas aux croix de pharmacies et au caducée, viennent pour part au moins du tragique de la Bible (le serpent ayant alors une attitude peu catholique), comme la tour de Babel, l’escargot qui se hâte lentement vers sa mort est un personnage de fable (et si ce sont des crosses d’évêque, on est à nouveau dans le monde des symboles religieux) … les mystères qui prennent ici des formes radicalement nouvelles et nettement modernes – même si aucune haute technologie n’est impliquée – sont des mystères très anciens, auxquels tous les hommes des anciennes civilisations traditionnelles se sont trouvés confrontés. Mais si vous voulez, sinon identifier définitivement – une certaine indétermination, qui laisse une large place à l’imaginaire de chacun, fait partie du jeu -, du moins vous familiariser avec ces figures énigmatiques, il vous faudra revenir en arrière : cela fait maintenant plus de quarante ans que François Bouillon présente des sculptures, peintures, dessins, installations, actions, photos, livres qui explorent ce monde d’images symboliques cardinales (« schèmes » ?) très anciennes (que l’on trouve par exemple dans les lames du  tarot), et ce qu’il présente aujourd’hui est la suite et la transformation d’oeuvres-images antérieures, qui elles-mêmes …

– Est-ce que ce n’est pas un peu … anachronique, de s’occuper de ce genre de vieilles lunes, alors que les dimensions du monde ont depuis longtemps complètement explosé (âge de l’univers : 15 milliards d’années ; âge de la terre : 4,54 milliards d’années ; apparition de la vie sur terre : 3,8 milliards d’années ; débuts de la vie hors de l’eau : 410 millions d’années ; premiers mammifères : 200 millions d’années ; fin des dinosaures : 65 millions d’années ; premiers hominidés : 6 ou 7 millions d’années), que les derniers paysans sont tous équipés d’ordinateurs, portables ou tablettes, que la culture philosophique, scientifique et démocratique rend toutes les religions incompréhensibles, que l’expression même de « condition humaine » est devenue désuète, tant l’obsession du Moi empêche de voir ce que nous avons tous en commun  ?

– Oui, hélas. Un artiste qui persiste à se demander, au début du XXIème siècle, ce que nous sommes, d’où nous venons, où nous allons, et en recourant à des modes d’expression symbolique apparentés à ceux des « primitifs », semble inévitablement anachronique. Plus même qu’au début du XXème siècle ceux que les historiens de l’art ont étiqueté « primitivistes », comme GauguinPicassoMatisseDerainNoldeKlee, … (auxquels les amateurs d’-ismes devraient ajouter la plupart des « expressionnistes », des « dadaïstes » et des « surréalistes »), car les manières de vivre et de faire de l’art de ces hommes rejetés par les occidentaux aux confins de la Civilisation leur apparaissaient, tout ou partie, comme préfiguration d’un futur possible. Nous, nous n’espérons plus de l’Avenir qu’un sursis avant d’être pris à notre tour dans l’enchaînement des catastrophes, et le  Passé le plus ancien comme le plus récent semble voué à une péremption définitive, mais pour cette raison justement nous avons un besoin vital d’artistes qui résistent à l’amnésie généralisée de l’époque en faisant des oeuvres « anachroniques » (« intempestives », « inactuelles », « incontemporaines »).

– OK. Mais ce que fait François Bouillon est très différent de ce que faisaient ces « primitivistes » que vous venez d’évoquer – Bien sûr. L’histoire de l’art ne se répète pas plus que l’Histoire générale, avec sa grande H, et même les œuvres qui matérialisent et amplifient un rêve de sortie de l’Histoire (car c’est de cela qu’il s’agit dans tout ce qu’on appelle « primitivisme ») obéissent à cette loi – OK OK, mais en quoi consiste cette différence ? – Bien qu’il s’intéresse assez à l’art africain et océanien pour en avoir constitué avec le temps une belle collection, il ne s’est pas inspiré de son traitement des formes. Il a détourné des procédés qui servaient dans les sociétés traditionnelles à la divination, pour en faire des méthodes d’invocation d’images symboliques – Vous ne voulez pas parler … – si, parfaitement, de la mancie : les devins de l’antiquité appuyaient leurs prédictions sur des signes très variés, la lecture des lignes de la main (chiromancie), des positions des étoiles dans le ciel zodiacal (astromancie), des nombres (arithmomancie), des rêves (oniromancie) ne sont que quelques unes des très nombreuses possibilités (plus d’une centaine ; le Troisiesme Livre des faicts et dicts héroïcques du bon Pantagruel, et particulièrement le Chapitre 25, en fait proposer beaucoup à un Panurge très anxieux de savoir si, au cas où il prendrait femme, il serait cocu). François Bouillon ne croit pas plus que Rabelais – et moins qu’André Breton – à leur fiabilité, mais il demande autre chose à celles (les possibilités) qui l’intéressent. Non pas prédire l’avenir proche ou lointain de telle ou telle personne, mais l’aider à faire surgir des images symboliques de l’Homme permanent, qui ne change pas selon les époques. Il a fait par exemple des séries remarquablement variées de dessins qui partent tous des empreintes des doigts de sa main, ou d’autres qui partent tous de frottages de l’ombre de sa tête (préalablement transposée en plomb et martelée).

À l’exposition, vous pourrez voir aussi quelques-unes des aquarelles de petit format (25.25 cm) qui ont été reprises dans un livre qu’il faudrait qualifier de « livre d’énigmes » plutôt que de « livre d’artiste », pour lequel le poète Camille Saint-Jacques a trouvé, outre une légende pour chaque « image », un titre immense : L’imagination est un pays où il pleut *. Ces peintures elles-aussi sont des variations visionnaires inspirées par un petit nombre d’éléments (7 taches rouges rondes, évoquant pluie et sang), distribués de manière apparemment aléatoire sur le papier, et dessinant une sorte de constellation. Et de même que les astronomes-astrologues de notre antiquité ont reconnu dans les constellations du ciel boréal les douze signes du zodiaque et de nombreuses autres figures symboliques (Andromède, la baleine, le Cygne, la Couronne, le Dragon, la Flèche, Hercule, la Lyre, Orion, le Triangle, …), ou que Nicolas-Louis de Lacaille, en plein siècle des Lumières, a reconnu dans le ciel austral les nouvelles constellations de la Boussole, du Burin, du Compas, du Fourneau, de l’Horloge, de la Machine pneumatique, du Microscope, de la Mouche, de l’Octant, du Peintre, de la Règle, du Réticule, du Sculpteur, de la Table ou du Téléscope, de même que les Chinois ont reconnu dans leur ciel, outre les douze animaux de leur zodiaque (avec leurs Rat, Boeuf, Tigre, Lapin, Dragon, Serpent, Cheval, Chèvre, Singe, Coq, Chien, Cochon, ils sont quand même nettement moins tordus que nous avec nos Sagittaire, Verseau, Gémeau, Vierge, Balance, … : là où ils n’ont que des références ordinaires, nous n’avons que des références exceptionnelles, dont certaines éminemment bizarroïdes) des formes de latrines ou d’excréments, de même François Bouillon, un peu plus tard et à des fins essentiellement lyriques, a retrouvé dans sa constellation terrestre et tragique :

 

un éléphanteau-mickey

une blanche-neige écorchée qui se fait téter (dévorer) par 7 poissons nains

un bras articulé

une baleine passant devant un théâtre de Guignol

un nuage Clown blanc engueulant, comme de juste, un nuage Auguste

une grande bouche verte avec des dents horizontales

une sorcière cubiste

le tombeau pneumatique de l’infini voguant sur la mer infinie

un fantôme de croix qui marche

un Rothko rose peint par la mer

un urinoir – derviche tourneur

un homme entrant dans son propre corps

un vieux ressort en colère

deux montagnes se rencontrant au sommet

une pyramide en goguette

un homme dentifrice qui s’évade de son tube

un heaume pour la guerre néo-médiévale des étoiles

un fou dansant devant l’entrée d’un sanctuaire

un serpent dromadaire qui a mangé deux femmes et en a trois autres en réserve

un surhomme arrêté dans son élan

une victoire douteuse

la vie en rose jusque à la chasse

 

du grotesque, du terrible, du douloureux,

du maniaque et du dépressif, du fantastique,

du sacré ancien et du profane contemporain,

de l’américano-global et de l’africano-corrézien,

pour explorer la constellation de l’Homme

– inséparable de cet homme absolument singulier –

la folle du logis bat la campagne

 

enfin, ce sont mes interprétations,

allez-y voir vous -mêmes si …

 

comme écrivait Montaigne,

« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Certains en sont plus conscients que d’autres,

et savent mieux lui donner forme,

c’est tout.

 

 

 

 

* Ce titre pourrait aussi convenir pour rassembler les aquarelles récentes de Camille Saint-Jacques – qui est d’abord peintre -, comme vous pourrez vous en convaincre en allant voir sur Internet, et, en cas d’atomes crochus, en allant les promener cet été au FRAC Auvergne, où il a  une exposition