Jean-Jacques Sergent nous a quittés le 13 (un samedi, pourtant) août de cette année, et c’est une très grande perte pour tous les – trop rares – amis des livres dans lesquels la poésie est inséparable de la mise en forme, ces livres inclassables, à la fois livres et oeuvres, amplifiant la force des textes par les moyens de l’art, que je nomme « livres monstres ».
Pour lui rendre hommage, et faire entrevoir son oeuvre considérable (en qualité comme en quantité : il a fait près de 300 livres !) à celles et ceux – trop nombreux – qui n’en ont jamais entendu parler, il m’ a semblé opportun de reproduire un article du n°3 de Nouvelles Hybrides (Septembre 2004), qui était partiellement consacré aux « inactes« , c’est-à-dire aux actes amplifiés et vivifiés, d’une journée d’étude consacrée aux « livres monstres d’avoir un corps, et aux éditeurs-artistes qui les conçoivent âme et corps« , journée à laquelle Jean-Jacques avait participé, avec sa bonhommie habituelle.
Jean-Jacques Sergent (Fulbert)
Qui est Jean-Jacques Sergent, Fulbert pour les amis (et ses livres manifestent un tel sens de l’amitié que ceux qui les lui achètent ne peuvent que devenir ses amis) ? – Celui qui fait des livres comme :
Au nom du père, en coffret, 19.12 cm, 18 pages, 70 exemplaires numérotés sur vélin de rives, dont le « texte » est une liste de mots qui signifient « père » dans de nombreuses langues d’Europe, Asie, Afrique, Amérique et Océanie, ces listes (scientifiquement passablement anachroniques, puisque ignorant l’existence du groupe transversal à l’Europe et à l’Asie des langues indo-européennes) étant accompagnées de cartes mal lisibles évoquant les continents sur lesquels ces langues sont parlées. La suite, dans laquelle seront listées de non moins nombreuses manières de dire « complexe d’Œdipe », n’est pas encore annoncée.
Contre les mouches, un petit livre carré, 20 pages, 10,8.10,8 cm, dans une boîte grillagée, contenant, au milieu de nombreuses images gravées de mouches, une recette magique de Paracelse pour se débarrasser de ces émissaires du diable en les attirant dans un cercle avec des formules adéquates. La poésie cocasse du livre comme objet tient d’abord à son allure de piège à mouches, mais celle du texte tient à l’efficacité nulle et, plus radicalement, à la manière de penser incompréhensible qu’il suppose : pour nous il n’y a pas de différence entre un tel texte et ceux des « fous littéraires ».
Je meurs, mais j’ai les boules, un livre tout en hauteur, dans une boîte noire en forme de cercueil rectangulaire, 18.8,5 cm, avec une découpe au niveau de la tête qui permet de voir la tête gravée d’un roi qui se lisse la barbe d’un air mi-pensif mi-rigolard. Le livre même est composé de douze 4 pages non reliés, sur vélin de rives, où sont imprimées, pompefunèbralement encadrées, des citations d’auteurs ou d’anonymes plus ou moins connus, toutes relatives à la mort mais très inégalement tristes (Alfred Capus : – De quoi est-il mort ? – On ne sait pas. D’ailleurs on ne savait pas de quoi il vivait. / Un code machin : « Pour le meurtre qu’il accomplit, l’homme qui se suicide encourt la peine de mort. » / « Peut-être un jour n’aurai-je plus même l’envie de mourir, je me suiciderai par distraction. »), et le colophon réserve cette édition tirée à 55 exemplaires « aux seuls amateurs qui comme nous ne craignent pas la mort mais espèrent être loin le jour où elle arrivera »
Dans le catalogue d’une exposition rétrospective qui s’est tenue en Mai 1997 à la Médiathèque d’Orléans, La couleur des mots dans le corps du livre, Jean-Jacques Sergent se définit comme Typographe. Avant de lui donner la parole, il faut peut-être rappeler que ce mot désigne quelqu’un qui compose ou plutôt composait, des textes avec des caractères en plomb, à la main, et dans le cas du Sergent Fulbert, quelqu’un qui compose des pages avec des textes et des matrices d’images de manière à pouvoir les imprimer avec une presse sur des papiers précieux qu’il choisit soigneusement, soit un artisan qui maîtrise un matériel et un métier en voie de disparition, mais ne se contente pas d’en faire un usage traditionnel, purement subalterne (ce qui serait d’ailleurs difficile, tout le monde étant passé à l’offset et à l’imprimerie numérique). Et Il y a une poésie de la typographie, pour un typographe une lettre a une existence, une beauté et un mystère propres, elle ne peut se réduire à un simple moyen pour former des signes, eux-mêmes moyens pour exprimer des significations plus ou moins complexes.
JJSF montre quelques autres livres : – un hommage à Rabelais, pour le (peut-être) 500ième anniversaire de sa naissance, en 1994, sous forme d’un petit volume carré (13.13 cm) d’une quarantaine de pages de vélin sur lesquelles il a imprimé en noir et rouge, en jouant presque uniquement des tailles de caractères, la jamais assez méditée et déclamée Inscription mise sur la grande porte de Thélème : « Cy n’entrez pas, hypocrites, bigots, vieux matagots, …. » – Recoins de ma vie, un livre reposant sur un très court passage de Satie (transcrit plus haut), fait avec des gravures de et pour le compte de François Righi, à propos duquel il explique que le grand problème était de trouver une police de caractères adéquate, et qu’il l’a résolu avec des « caractères de parfumeurs » – Gui chante pour Lou, un livre à l’italienne en coffret, 13.20 cm, dont le texte est un des poèmes à Lou d’Apollinaire
Mon Ptit Lou adoré je voudrais mourir un jour que tu m’aimes, pour que tu m’aimes / Je voudrais être beau pour que tu m’aimes / Je voudrais être fort pour que tu m’aimes /Je voudrais être jeune pour que tu m’aimes /Je voudrais que la guerre recommençât pour que tu m’aimes / Je voudrais te prendre pour que tu m’aimes /Je voudrais te faire mal pour que tu m’aimes / Je voudrais que nous soyons seuls dans une chambre d’hôtel à Grasse pour que tu m’aimes / Je voudrais que nous soyons seuls dans mon petit bureau près de la terrasse couchés sur le lit de fumerie pour quetu m’aimes / Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer incestueusement / Je voudrais que tu eusses été ma cousine pour qu’on se fût aimés très jeunes / Je voudrais que tu sois mon cheval pour te chevaucher longtemps, longtemps / Je voudrais que tu sois mon cœur pour te sentir toujours en moi / Je voudrais que tu sois le Paradis ou l’Enfer selon le lieu où j’aille / Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être son précepteur / je voudrais que tu sois la nuit pour nous aimer dans les ténèbres / Je voudrais que tu sois ma vie pour être par toi seule /Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour
mais imprimé en gros corps avec un ou deux vers par page, toutes les occurrences d’aimer en rouge, et sur des cartes d’état-major. Au début et à la fin, sur des pages noires, une gravure mal lisible montrant une scène de la guerre de 14-18. « C’est une sorte de cuisine, il faut que tous les éléments soient liés : j’avais trouvé un bois de scène de guerre, et il fallait encore trouver un caractère prégnant. Finalement j’ai pris un Sans Sérif, une famille d’Helvetica. Je l’ai tiré à 99 exemplaires, ce qui est beaucoup. Je fais de très petits tirages. » – « L’idée du livre sur la mort (Je meurs, mais j’ai les boules) est venue de la gravure avec un gisant qui se tenait les glandes : l’idée d’un livre cercueil a suivi, et celle du titre, mais ensuite j’ai du attendre que le cercueil se remplisse » – « l’idée du Glossaire ouistiti [une superbe édition en très grand format d’un lexique ouistiti établi au milieu du XIXème siècle par un savant excentrique mais peut-être pas si fou, Pierquin de Gembloux] m’est venue en passant au Jardin des Plantes» – « aux salons de bibliophilie, sur 120 éditeurs, 80 font le même livre, avec les mêmes auteurs (Butor, Bernard Noël, …), les mêmes caractères (des Elzévir ou des Didot) sur les mêmes papiers vélins » [ce n’est guère contestable, non plus que les efforts de JJSF pour introduire d’autres textes et d’autres caractères, mais lui aussi a très souvent recours à des vélins ou des japons, ses créations à cet égard restent dans le cadre de la bibliophilie traditionnelle (et il a lui même imprimé ces auteurs) … ] – « j’essaie de rendre le livre ludique … c’est aussi pour faire vendre, très peu de gens achètent les livres bibliophiliques pour le texte, il faut autre chose, mais il y a également que je suis autodidacte, je n’ai pas appris les règles, alors je dois en réinventer … tout ça c’est du bricolage : Comment dire de Beckett [ une des plus grandes réussites de JJSF, où le texte très bref de Samuel Beckett est imprimé sur des papiers calques et des rhodoïds, avec une débauche de gravures hétéroclites] par exemple, je l’ai fait à partir d’un grand nombre de clichés typographiques que j’avais rassemblés »
Beaucoup des textes qu’il a mis en livre sont des textes de poètes déclarés, comme Mathieu Bénezet, Yves Bonnefoy, Alain Bosquet, Yves Peiré, René-Guy Cadou, Antoine Emaz, Léon-Paul Fargue, Eugène Guillevic, Edmond Jabès, Henri Michaux, Bernard Noël, Jacques Prévert, Rutebeuf, Victor Segalen, Verlaine, Kenneth White, Yeats ou de poètes incognito, dissimulés sous le masque de l’artiste contemporain, comme François Righi ou Olivier Leroi, mais il faut défendre le Sergent Fulbert contre une impression de facilité et de peu de concentration qui peut venir à l’esprit lorsqu’on le voit, bonhomme et rigolard, improviser quelques commentaires sur ses créations : il a de l’humour, et notre stupidité native nous incite en général à prendre à la légère ce qui a un caractère humoristique, mais si l’on regarde attentivement, on s’aperçoit que ses livres ont toujours une haute tenue poétique et artistique : ils sont poétiquement plus sérieux qu’il n’en a l’air …
Et il faut les considérer comme des poèmes, utilisant des moyens que 99% de ceux qui s’entr’intitulent « poètes » ignorent, des poèmes modernes de veines comique et lyrique, extrêmement variés tant par les textes que par leur mise en livre : le spectre s’étend du haut lyrisme amoureux (Michaux : Nous deux encore) au mystique cocasse (Pico della Mirandola, Le moyen d’obtenir une âme d’oiseau), de la résignation distinguée (Esotérik Satie : Recoins de ma vie) à la magie désuète (Paracelse : Contre les mouches), de la gaieté des croque-morts (Je meurs mais j’ai les boules) à la zoologie fantastique(Emblemata : Panitocondonosaure, Parent proche du Léviathan ?), du quincaillerire (Alphonse Allais : Le Monsieur et le Quincailler) au satanisme amusant (Lucifulbert-Sergent : Oh ! Diable), …
JJSF est un grand essayeur de nouvelles possibilités, chaque nouveau livre est complètement différent des précédents aussi bien par le texte que par le format (il a fait avec François Righi un livre de 4.4 cm, Les grandes merveilles d’amour, et le Glossaire Ouistiti fait 37cm en hauteur et 26 en largeur), la forme, le papier, la typo, la couleur, la reliure ou le coffret et il est un grand découvreur et redécouvreur de textes comme d’images : ses livres font resurgir dans l’amnésie contemporaine des phrases, des images et donc des pensées qui n’y ont plus de place, avec une prédilection pour la culture populaire, de Rabelais à Pierre Dac ou Brassens en passant par Le chat noir, Erik Satie et les « fous littéraires » (aux antipodes donc des textes précieux que choisissent presque tous les éditeurs de bibliophilies). Comme c’est en général le cas chez les créateurs de tradition populaire, JJSF est un tempérament poétique extraverti, à la Cendrars, dont il a «minithérapisé » Dan Yack, par l’intermédiaire d’une de ses très brèves lamentations amoureuses dans Le plan de l’aiguille.
et.c est
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j’ai rajouté la référence de votre très bel article dans le billet que nous avions posté en aout : http://livreaucentre.fr/2011/08/deces-de-jean-jacques-sergent/
bien cordialement,
http://www.fornax.fr/articles.php?lng=fr&pg=1184
Christian Laucou-Soulignac