Le dernier numéro (41) des Cahiers Alexandre Vialatte * rassemble des contributions à Paris Match, écrites entre 1954 et 1963. Articles sur Paulhanla fête des pèresle 14 juillet (sans lequel la terre « serait comme ma grand-mère sans son chapeau à plumes »), les vacancesles cartes postales (qui « reflètent en noir ou en couleurs les merveilles de la création : le babouin, le Mont Blanc, Tino Rossi, le nouvel immeuble de la poste et la place du nouveau marché »), les clés de l’art moderneMarguerite de la nuit (de et d’après Pierre Mac Orlan), Il Bidone (qui, étant composé de parties dures et de parties molles, est typiquement humain, donc italien car « rien n’est si italien que l’homme »), Marie Stuart au Vieux ColombierBernard Zimmer (inventeur de Bava l’Africain, qui « agonisait avec ce mot grandiose : C’est la première fois que je meurs dans mon lit »), Les tueurs de damesRoland Petit et Zizi Jeanmairela faute de français (peut-être une réussite de style), les pieds de l’homme (remplacés par des roues ou roulettes), la Fin du Monde (où l’on apprend que « les meilleures prophéties ne sont vraies qu’après coup »), les abeilles viennent-elles de Vénus ? (non, car l’homme, qui fut longtemps « une pipistrelle qui aurait le bachot », a probablement « vu le jour sur la même planète que l’animal »), le tableau qui guéritQu’a-t-on fait de la Bastille ? (du beurre, pour le garde-manger du citoyen Palloy), des records et des fleuves (vaste méditation sur cette curieuse manière de vouloir être le plus grand qui consiste à revendiquer le record de la petitesse), un horoscope pour 1962 (en Février, « le loup consommera principalement de petits fonctionnaires ruraux » ; en Novembre, « le fou du village ramassera les lettres dorées des couronnes mortuaires pour en composer des proverbes »), les changements de Paris (« on aperçoit beaucoup moins, dans le métro, de messieurs et de dames qui s’embrassent. Que font-ils ? Ils suivent le bœuf. »), le strip-tease, nouveau métier (qui « consiste à montrer l’envers de l’être humain »), Paulhan entrant à l’Académie française (« Paulhan apporte, lui, le souci du langage. Il ne s’est guère occupé d’autre chose dans toute son œuvre. » / « Ce qui trompe, avec Paulhan, c’est qu’il aime à surprendre. Depuis que les hommes fréquentent la vérité, ils sont fatigués de la voir nue ; c’est toujours le même uniforme. Paulhan excelle à la monter déguisée en folle de Chaillot. »), Saki, père de l’humour noir (qui « rit du crime parce que ses crimes punissent généralement le bourreau /…/ Ses bébés applaudissent le loup qui mange la petite fille sage, y compris ses médailles tintantes d’obéissance et de ponctualité. »), la bataille de Pavie reconstituée par Giono (« son livre est beau comme ces grandes tapisseries de l’époque où la gendarmerie monte de gros percherons »), le retour d’un inquiétant gentleman («il suffit, dans l’univers de Fantômas, de mettre rapidement une fausse barbe ou un scaphandre, que la prudence conseille toujours aux policiers d’emporter au fond de leur valise, pour ressembler aux yeux de tout le monde à qui l’on veut ; il suffit d’un cache-nez pour être pris pour le tzar. »), un panorama de l’actualité (où il est beaucoup question du petit avenir des grosses têtes, et du grand des petites). Plus deux longues études très fouillées sur les histoires peu ou in-croyables mais vraies de la stigmatisée Marthe Robin et du peintre révolutionnaire malgré lui Edouard Manet.

Tout cela très inattendu et fantasque, ami de la drôlerie et souvent drôle, en même temps que supra-philosophique, supra-rigoureux et supra-pertinent. De quoi achever de rendre illisible la plupart de ce qui se publie aujourd’hui, à Paris Match ou ailleurs.

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Je ne veux pas refaire ici l’éloge de Vialatte (déjà fait, dans le cadre de cirq’onférences sur « Les as du crétinisme artistique », et publié dans le n° précédent des Cahiers) : seulement donner envie de lire le portrait de Queneauqu’il a intitulé Raymond Queneau ou le Prince de l’Avatar (1955), et qui est, àmonpluzoumoinzimblavi, la meilleure caractéristique jamais donnée de l’auteur du Chiendent, des Exercices de style et de Pierrot mon ami. Quelques extraits peut-être y suffiront :

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« Raymond Queneau est certainement un des plus curieux mammifères du XXème siècle occidental.Assis d’une main sur le fauteuil Goncourt, il s’appuie de l’autre sur le Collège de Pataphysique, qui a hérité de la pensée du Père Ubu (C’est le plus grave sanctuaire de loufoquerie érudite). Il y occupe un rang majestueux : quelque chose comme Grand Moutardier du Logarithme bifourchu ou Provéditeur des Phynances, ou Hérisson Cosmogonique des Apparences

/…/

il a l’air d’une clef de sol dans un fauteuil Morice. Il se tait en penchant la tête. Son petit œil luit avec des malices d’éléphant. Et tout à coup il rit d’un rire qui ébranle les murs. « Vous avez dit que j’avais dit que M.Dupont avait écrit l’ouvrage le plus stupide du siècle. Il faut retirer ça, je vous en prie. Toute sa famille m’a écrit que c’était vrai. »

/…/

Queneau, lui, dans cette aventure, transmute les mots en autres mots : il les transforme l’un dans l’autre, il les déforme, il les reforme, il les reforme, il les conforme, il les découpe, en jette les morceaux comme aux dés et regarde ce qui en résulte. Il a quatre-vingt-dix neuf façons de raconter que, sur une plate-forme d’autobus, un monsieur a besoin d’un bouton à l’échancrure de son pardessus ; par voie de litote, de « partie double », de « synchise », de « logo-rallye », d’ »homéoptote », et d’onomatopées

/…/

Ses romans sont aussi des aventures du mot, des épopées comiques du verbe. L’homme s’y présente sous un aspect calamiteux. Il est à l’homme ce que le mégot est au cigare. On ne le trouverait pas dans Plutarque. On aurait plus de chance dans Céline. Tous ses romans sont faits de personnages miteux, parlant un français marmiteux dans des banlieues calamiteuses. Le chômeur, l’argot, le terrain vague et la plate-forme d’autobus en fournissent toute la majesté. S’ils entrent dans la poésie, c’est par un certain halo lunaire. Car l’Avatar est par lui-même un Luna-Park : il n’est de poésie que de la métamorphose.

/…/

C’est l’Avatar qui explique ce caractère hybride** qui fait de Raymond Queneau un grand rhétoriqueur et un conservateur de la haute littérature (il dirige une biographie des plus grands écrivains du monde), un chimiste de laboratoire, un amateur de contrepèterie, pessimiste, narquois, sordide, amateur de vieilles boîtes à conserve, d’argot crasseux, de traîne-savates, d’idiots complets et d’abouliques décourageants, pailletés tout de même comme le clown de Banville : car une vieille boîte de sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la Lune.

/…/

Zouave, cantonnier, employé de banque, bref, Prince en tout de l’Avatar, il resterait énigmatique si l’on n’apprenait tout à coup qu’il a vu le jour, comme Jean Dubuffet, au Havre et à la même époque :

Je naquis au Havre un 21 février

En 1900 et 3

Ma mère était mercière et mon père mercier

Ils trépignaient de joie.

C’était peut-être Vishnou lui-même, Dieu de l’Avatar, qui venait se réincarner entre le rayon du bas de coton mercerisé et le tiroir des boutons-pressions. »

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* susceptibles d’être acquis en échange d’un chèque de 25 euros, adressé à l’Association des Amis d’Alexandre Vialatte 11, rue d’Assas 75006 PARIS, qui vous vaudra ipso facto de devenir membre de l’AAAV – ou, plus simplement, ami d’Alexandre Vialatte (ce que vous étiez peut-être déjà dans le for bien défendu de votre intériorité, sans avoir pris la peine d’officialiser vos sentiments) – et donc destinataire de la sus-mentionnée annuelle publication.

** c’est peut-être également l’Avatar qui explique qu’une revue intitulée Nouvelles Hybrides ait consacré tout un de ses numéros à Raymond Queneau (Cf http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=7975)

8 Réponses »

  1. Merci, Etienne, de nous avoir rappelé…l’essentiel, qui, dans la réalité immédiate, n’en est pas moins existentiel pour autant.Pour ma “modeste” part, je viens de découvrir que, bien avant son ex-co-beauf Breton, l’autre Normand Queneau avait lui-même découvert — et peut-être même traduit (?) — le surprenant ouvrage de Dunne sur le Temps et le rêve, apportant la “preuve statistique” que, si une “partie” de nos rêves était faite de souvenirs personnels ou spéciaux, une autre dévoilait “nécessairement”… l’avenir — du rêveur ou de son espèce! Bien entendu, une telle “preuve” n’a jamais été admise “scientifiquement”, mais, si, d’un point de vue “surréaliste”, Breton n’eut aucun mal à “y croire”, d’un point de vue rhétorique, Queneau en fit le sujet d’ au moins un roman — Les Fleurs bleues, si mes souvenirs sont bons — à moins que, comme riposte figurative à Être et temps relu par Sartre, ça ne constitue le motif essentiel de toute son œuvre: de toutes façons, quel que soit “l’Être de l’étant”, ÊTRE ÉTEND!
    B.
  2. la « théorie » du rêve implicite dans Les fleurs bleues est plutôt celle de Lewis Carroll dans Sylvie et Bruno, non ?
    et, plus lointainement, celle de Shakespeare (Life is nothing but a dream …)

    mais tu as sans doute raison de penser que l’interpénétration du rêve et de la réalité est le motif essentiel de son oeuvre

    ÊTRE ÉTEND oui, mais NONÊT’ RÉTRÉCIT, ce qui fait désirer les extensions de l’ÊTRE, dont les rêves et les illusions sont les premières manifestations …

    Et merci de m’avoir donné envie de relire Les fleurs bleues !
    (où les Normands toujours buvent du calva)

  3. la « théorie » du rêve implicite dans Les fleurs bleues est plutôt celle de Lewis Carroll dans Sylvie et Bruno, non ?

    Ma cousine Sylvie doit passer ce week-end à Vannaire. Je lui demanderai son avis.

    De toutes façons, la “théorie” de Carroll
    ne prétend pas être plus scientifique que celle de Nerval.

    Celle de DUNNE(R), si.

    B.

  4. 48 – 0,5

    Avantage à l’équipe Carroll-Queneau

    Balle d’allumette

  5. OK CAROLL !

    B.

    PS: Mais qui a lu DUNNE?

  6. Moi pas,
    je devais être dans la lunne quand on m’en a parlé

    et je ne suis pas sûr que les frères Earp et Doc Holliday
    en aient eu connaissance
    (ils lisaient peu,
    peut-être même prou,
    et il n’y avait pas de librairie à Tumbstone)

  7. ÊTRE ÉTEND oui, mais NONÊT’ RÉTRÉCIT, ce qui fait désirer les extensions de l’ÊTRE, dont les rêves et les illusions sont les premières manifestations …

    …du RÉCIT ÉCRIT

    Et merci de m’avoir donné envie de relire Les fleurs bleues !
    (où les Normands toujours buvent du calva)

    J’en avais fait “l’analyse” en première année de fac à JEUNE EVE,
    il y aura bientôt cinquante ans de cela.
    Heureusement pour toi, je n’ai pas conservé le papier,
    mais “je me souviens” que le prof Jean Rousset,
    “inventeur du baroque intemporel”,
    m’avait dit qu’au jeux de mots de l’auteur,
    ça ne valait pas la peine d’en ajouter “d’autres, qui ne les valaient pas”.
    SI DRÔLE, HEIN!

    Par ailleurs, si c’est bel et bien Queneau qui, sous couvert de “pataphysique”,
    m’a appris la Méthode du discours pansémiotique,
    je le trouve quand même un peu défaitiste, tendance ÊTRE ETEND,
    par rapport à son ex-beauf triomphaliste (pour la galerie).

    B.

  8. Breton était teamiste, tendance hop,
    Queneau défêtiste