La grande exposition Redon (que l’on peut voir jusqu’au 20 juin) est une exposition de têtes. Non que les curateurs aient choisi cette entrée particulière dans l’univers de et selon le génial graveur des planches de Dans le rêve, mais la figuration de la tête humaine était son obsession première et dernière.
Regardons les dessins et les lithographies des deux premières salles : dans le clair obscur qui est leur atmosphère commune, on discerne très bien un diable enlevant une tête, une tête coupée, des têtes ailées, un christ réduit à sa tête, une tête de cellule (biologique), une tête dans une sphère (avec toujours la même expression immensément étonnée), une femme-ange portant un plat sur lequel est posé une tête ; dans le premier album lithographique, édité en 1879, toutes les planches représentent des têtes, pour la plupart flottant dans l’espace infini, à l’exception de la cinquième, où l’énorme dé que porte le personnage peut sans trop de difficulté être vu comme céphalométaphore (et peut-être anticipation du Coup de dés de Mallarmé) ; Le boulet (1878) a une forme épurée de tête, Martyr (1877) est une tête posée sur une coupe, … Il serait facile mais fastidieux de continuer la démonstration, que chacun pourra compléter et vérifier en feuilletant le catalogue.
Comment sont ces têtes ? – toujours absolues, comme indépendantes du corps par lequel en principe elles sont portées et auquel en principe elles commandent, qu’elles flottent dans un espace lui aussi absolu ou que le reste du corps ne soit pas figuré – rondes, ou approchant de la perfection d’une forme sphérique – souvent endormies et sereines, ou avec une expression d’étonnement douloureux, ou le regard pensif, introverti, inexpressif, ou, plus rarement, légèrement ironique, comme dans L’esprit des bois (1880) ou L’araignée (1881) – plus souvent masculines que féminines, adultes qu’enfantines, mais ces différences sont très peu marquées – rêvées plus qu’observées, au point d’atteindre parfois un degré supérieur de fantastique, comme lorsqu’elles sont réduites à un œil immense (Vision, huitième planche de Dans le rêve ; Œil-ballon 1878, repris dans l’album À Edgar Poe, de 1882, avec la légende « L’œil, comme un ballon bizarre, se dirige vers L’INFINI » ; Le cœur révélateur 1883 ; « sorte de cyclope souriant et hideux » dans l’album Origines 1883 ; Vision ou L’œil 1881 ; « Partout des prunelles flamboient » dans La tentation de Saint Antoine 1888 ; L’œil au pavot 1892 ; Le cyclope 1914) ou lorsqu’elles sont animalisées (Araignée 1881 ; Têtard 1883 ; L’œuf 1885 ; « La CHIMÈRE regarda avec effroi toutes choses », dans l’album de lithos La nuit 1886 ; Sciapode 1892) ou végétalisées (L’esprit des bois 1880 ; Plante grasse 1881 ; « Il y eut peut-être une vision première essayée dans la fleur » 1883 ; « La fleur du marécage, une tête humaine et triste», dans l’Hommage à Goya 1885) – rêvées même lorsqu’elles sont aussi observées, comme dans les portraits, qui se font beaucoup plus nombreux dans les vingt dernières années, ou dans les peintures de fleurs et de papillons (qu’il faut sans doute voir comme des continuations pseudo-impressionnistes du motif de la tête-œil et de la vision première essayée dans la fleur)
Quelques dessins et lithographies figurant une tête dans une vasque ou sur un plat (Femme-ange, vers 1875-1880 ; Martyr 1877 ; Une tête coupée, vers 1878 ; Sur la coupe 1879) font penser immédiatement à la décapitation de Jean-Baptiste et amènent à supposer un peintre-poète hanté par la mort, comme Goya, Edgar Poe ou Baudelaire, – trois de ses références majeures -, mais c’est un contresens complet : dans les œuvres que je viens de mentionner, vous ne verrez pas la moindre sanguinolence, rien de comparable même de très loin aux complaisantes scènes de martyre qui abondent dans l’art gothique comme dans l’art baroque (la tête de la dernière planche de Dans le rêve, posée sur un plat lui-même posé sur un socle, est tout à fait vivante, dirigeant vers le ciel un regard interrogateur mais serein). Pour Odilon Redon, la grande énigme n’était pas celle de la mort, mais celle de la naissance : naissance de la complexité et la perfection humaine à partir d’êtres unicellulaires, naissance de la tête et de la vie intelligente, naissance de l’œil et de la vision, symbole de la pensée qui nous permet de nous envoler en esprit loin au-delà de ce que nous pouvons optiquement voir et de ce que nous croyons comprendre, origine de notre grandeur d’anges capables de nous élever par la pensée loin au-dessus des êtres périssables et origine de notre déchéance (imagée par un Pégase qui ne s’envole pas ou par un centaure sans ailes qui tire ses flèches vers le ciel), origine du Sommeil (qui est l’origine à laquelle nous revenons sans cesse de toute vie, tout rêve, toute pensée), naissance de Venus, mère du Sommeil et de sa propre mère la Mer …
Redon était à la fois peintre et poète (le cas n’est pas si rare, pensez à Ensor, Klimt, Kubin, Klee, Ernst, Miro, Magritte, …), comme poète il était mystique (et donc métaphysicien, toute mystique étant aussi métaphysique), et il a su inventer les moyens graphiques et picturaux adéquats à sa poétique du Commencement : pendant toute la longue période des « noirs » (1877 – 1892, environ), le fusain et la lithographie lui ont permis de suggérer les « corps » avant qu’ils ne se définissent trop nettement, dans un état comme natif et encore en devenir ; quand il est passé à la couleur, il a privilégié le pastel, plus pigmentaire, et il traitait l’huile comme le pastel ; dans toutes les peintures des vingt dernières années, les couleurs restent autant que possible à l’état de taches, sans jamais être enfermées dans un contour, gardant leur vibration, leur « âme ». Rimbaud n’est pas loin, et il a très bien compris Gauguin, qui était lui aussi un peintre poète du Commencement.
Peindre non pas les apparences, mais l’apparaître.
J’ai fondé il y a bientôt dix ans une maison d’édition baptisée Éditions du Céphalophore entêté, en référence drôle un peu à d’improbables continuateurs de Saint Denis et pour mettre dans un symbole que je croyais éloquent la conjonction fatale du sentiment de perdre le Nord avec la volonté de continuer à penser (échec complet : la plupart des gens ne savent pas ce que signifie le mot « céphalophore », et quand on le leur apprend, leur curiosité ne va pas jusqu’à se demander à quoi une telle image peut bien rimer). Redon était lui aussi une sorte de céphalophore, mais comme il ne se préoccupait pas de la question du transport de la céphalé, il faudrait le dire plutôt « céphaloaphore ». Et ses dessins, lithographies et tableaux sont des « céphaloaphorismes ».