[ deuxième partie de l’essai consacré au livre de Chalupecký,
préalable au corpus central de la thèse ]
2. Art dedans hors le monde (2/3)
Le choix d’auteurs de Chalupeckỳ n’est pas avant-gardiste, mais il n’est pas anti-avant-gardiste non plus. D’avoir adhéré à certaines idées épiques simplistes ne constitue pas à ses yeux un péché inexpiable. Le rigorisme inversé de certains critiques « post-modernes » lui est étranger. Il n’y a pas sans doute de grande œuvre ou « non- œuvre » d’art moderne sans une sorte de folie, et le mode des folies de Boudník, Knížák ou Mlynárčik est nettement utopiste, forme non systématique, positive ou négative, du lyrisme bon enfant de l’avenir radieux (ce qui est d’ailleurs dans une large mesure un trait d’époque : tous trois sont liés aux idées des années soixante, et la frénésie néo-millénariste d’alors s’était répandue très largement dans tous les pays occidentaux), mais les artistes parmi les utopistes ne sont pas si nombreux, et si l’obsession du dépassement radical a engendré quantité de choses qui n’offrent guère d’autre intérêt que leur nouveauté formelle, elle est aussi au coeur de quelques œuvres qui restent fascinantes malgré, ou à cause de, leur simplicité. Novák semble ne presque pas percevoir l’Histoire, quand Kolář, Kmentová, Štembera ou Mlčoch ont conscience de son tragique et éprouvent le besoin d’y répondre dans leur art, mais ce n’est pas cette dimension tragique (extérieure, la plus superficielle, si on ne tient pas compte de l’égalité de l’insupportable) ou son absence qui font la force ou la beauté de leurs œuvres (non-œuvres). Au contraire : on peut être gêné par la présence trop forte de symboles tragiques auxquels le contexte incite à donner une signification uniquement politique.
Tous sont des artistes modernes, c’est-à-dire qu’ils ont tous au moins une fois fait table rase et des traditions anciennes et des traditions modernes, mais leurs manières d’être modernes sont très différentes. Il y a en Tchécoslovaquie des artistes « modernistes », qui veulent absolument utiliser les techniques les plus récentes (ordinateurs, lasers, synthétiseurs, vidéo,…) : ils sont plus nombreux en Slovaquie qu’en Bohême, et il est très étonnant, vu le retard technologique du pays, qu’ils parviennent quelquefois à rivaliser avec… la concurrence internationale, mais des auteurs dont Chalupecký a écrit l’histoire, seul Mlynárčik (slovaque) a utilisé ou prévoyait d’utiliser des technologies de pointe (quoique toujours en contrepoint d’éléments très traditionnels). Knížak est, en un sens, le plus moderne, car, par son esprit de négation, il se trouve tout à fait en phase avec les phénomènes qui symbolisent le plus nettement « l’air du temps » une grande partie de ses très nombreuses inventions procède de sa révolte contre les « aliénations » communes de la mode, de l’ameublement et de l’architecture, et, de même que l’argot est une préciosité inverse, son anti-art est fortement marqué par le caractère de ce à quoi il s’oppose (vêtements troués ou faits de pièces hétéroclites, bijoux faits de vieux couverts, de pièges à rats…, meubles design expressionnistes —au sens du cinéma allemand — constructions d’eau, de feu, de musique, – coiffures colorées et dissymétriques à faire pâlir d’envie les plus hardis des punks… (Si Knížak n’avait pas choisi de rester en Tchécoslovaquie, la face du monde punk aurait été très différente, beaucoup plus variée, beaucoup plus inventive). Kolář utilise un matériel dont la modernité va de l’invention de l’imprimerie à la mise au point de techniques de reproductions photographiques parfaites, mais ses procédés sont toujours manuels. Boudník, Novák, Kmentová recourent à des langages qui ne sont pas marqués relativement au vecteur progrès, ou négativement, comme manifestations de dimensions a-historiques. Les dictions de Štembera et Mlčoch, par contre, sont nettement marquées en sens inverse, sont essentiellement anti-modernistes ( comme c’est fréquemment le cas avec les «body-artists »).
« Alors que l’art à l’Ouest tend sans cesse à tomber dans le formalisme, particulièrement quand il s’efforce d’y résister, l’art en Bohême surprend par la portée humaine qu’il donne aux nouvelles tendances » (Histoire d’Eva Kmentová). En deçà ou en travers de toutes les différences de génération, d’envergure poétique, de grosseur de la fibre épique ou de non-fréquentation des hauts-de-gamme, il y a une unité qui s’impose, une caractéristique d’ordre « philosophique », une évidence partagée quand au lieu de l’essentiel, quand à la situation de la sphère de l’irréel et du réel. A l’exception de Novák peut-être, tous sont centrés sur la « chose » humaine. Boudník hanté par la guerre et voyant dans l’art libéré du talent le moyen de sortir les gens de leur indifférence criminelle ; Kolář inventant un langage au-delà et en deçà de la confusion babélienne, un lieu de silence et de paix gagnés, écrivant La lyre noire, témoignage en forme de poèmes sur l’innommable nazi, et La suite tchèque, martyrologe de la littérature tchèque, ou bien froissant des vues de Prague ; Balcar portant témoignage sur l’insupportable abstraction de l’existence ; Kmentová façonnant des monuments fragiles du trop peu de vie de la vie, Knížák ne voyant le monde que comme société et cherchant à en rendre flagrante l’absurdité ; Mlynárčik, ne voyant le monde que comme société et inventant des remèdes, éphémères et joyeux, à son absurdité, Štembera, témoignant par l’échec de l’impossibilité d’abdiquer son humanité dans la nature, Mlčoch affirmant par l’absurde son aptitude à tenir bon dans l’intenable, il y a au fond de toutes ces œuvres ou actions le sentiment d’être lié avant tout à la communauté humaine, et l’assomption de la responsabilité impliquée par ce lien. Pour diverses raisons, les mots qui permettent de qualifier une telle attitude sont aujourd’hui, en France du moins, tellement discrédités qu’on ne saurait les utiliser sans passer pour naïf, déphasé, mais les raisons n’ont pas forcément raison et il n’y a pas de substituts, qui ne conserveraient que les valeurs non problématiques (pour qui ?) : il y a au fond de toutes ces œuvres ou actions une dimension essentiellement morale, une dimension de conscience, de droiture, de res-ponsabilité et d’humanité. Chalupecký affirme aussi que cela est plutôt rare dans l’art moderne, et il semble qu’on puisse le suivre sur ce point, mais on ne se rend pas compte à le lire que cette dimension est présente dans l’art moderne tchèque au point de refouler à l’arrière-plan tout ce qui relève d’autres perspectives, et qu’elle passe même chez certains nouveaux venus pour le Sésame de l’Art. (Des procédés « non-artistiques », qui sont nés du besoin de toucher les gens « normaux », les étrangers au milieu de l’Art, deviennent moyen d’entrer dans le milieu élargi de l’art… On photographie un tramway sous la pluie et on croit avoir exprimé tout le tragique de la condition tchécoslovaque, peut-être même humaine… les retournements de ce genre ne sont pas le monopole des pays de l’Ouest). Il y a en effet beaucoup d’autres artistes remarquables qui, avec des matériaux et des procédés très divers, font un art « engagé », à rebours de l’enrôlement qu’on attend d’eux, « réaliste », opposé à la figuration idéaliste épique et creuse qu’on ose faire passer pour continuation de l’art vigoureux, exigeant, de Courbet ou de Rodin, et « humaniste », avec quelquefois même des signes très nets de ce qu’on appelle « sensibilité sociale ». La modalité de ce « réalisme humaniste » n’est pas en général de fidélité aux apparences, au contraire, une très ancienne puissance de l’art, longtemps oubliée ou refoulée par la tradition occidentale, est ici réactivée, une puissance magique : il s’agit d’un art des doubles. Citons par exemple (encore une fois beaucoup de noms nouveaux, mais comment faire ?) Karel Nepraš (1932) et ses hommes-machines, Vladimír Janoušek (1922-1986) et ses marionnettes monumentales en acier noir, Vĕra Janoušková (1922) et ses totems de ferraille calcinée, Adriena Šimotová et ses figures frêles de papier stratifié, Zdeňek Beran (1937) et ses environnements concentrationnaires, Jiři Sozanský (1946) et ses nus écorchés… Parmi les artistes auxquels les Histoires sont consacrées, seule Kmentová était une « sculpteur » : ceux que nous venons de citer (il y en a d’autres) sont tous des sculpteurs, ou font de l’art à trois dimensions (mais pas exclusivement). Alors que, dans le monde ouvert, les sculpteurs modernes n’éprouvent pas, en général, le besoin de former de nouvelles images de l’homme, ce besoin, ici, est très communément ressenti, et les images qui en procèdent sont toutes, aussi variées soient-elles, des images tragiques, mais on aurait tort d’y voir seulement une signification politique. Dans un pays où tout ce qui n’est pas pour est interprété comme contre, où tout ce qui n’est pas conforme est rejeté comme « dissident », même l’art qui veut ignorer l’Histoire et la dimension politique de l’existence est tenu pour politiquement dangereux, mais les artistes modernes en Tchécoslovaquie ne sont pas, à de très rares exceptions, engagés politiquement (Kolář avait été un des seuls à signer la Charte 77), et, fondamentalement, ces artistes s’efforcent de traduire, par des matériaux et des procédés nouveaux, des notions complexes, « surdéterminées », où se mêlent des éléments généraux et des éléments extrêmement personnels, où les dimensions générales même relèvent d’ordres différents : certaines sont universelles, relatives à la situation de l’homme dans le monde ou, par exemple, à la pure horreur de la vie, certaines se réfèrent à l’expérience de l’innommable nazi, certaines sont liées à la terreur stalinienne… En Slovaquie, les représentants de cette conception de l’art sont beaucoup moins nombreux : Milan Pašteka peint ou dessine dans une manière allusive des sortes de scènes métaphysiques et érotiques, impliquant des personnages rares, ralentis, définitivement solitaires et comme pétrifiés, et a ainsi créé tout un monde étrange, où même quand il se passe quelque chose, il ne se passe rien ; Jozef Jankovič (1937) a inventé quelques milliers de formes de torture et déformation d’une effigie humaine simplifiée, dans des matériaux aussi distincts que matière plastique, béton, bijoux de cuivre, projets d’architecture, estampes assistées d’ordinateur, papier découpé et plié, verre stratifié, pierre…, Juraj Meliš (1942) utilise des matériaux d’allure aussi peu moderne que le bois, le fer ou la rouille pour des variations pseudo-naïves ou pseudo-conceptuelles sur des thèmes tragiques impersonnels. Les images négatives de l’homme que forment ces trois artistes sont très originales, tant par le caractère de la vision que par les matériaux et les procédés, mais on ne peut parler d’un « style slovaque ». C’est même au moins deux fois paradoxal : la manière de voir et de figurer les choses de Jankovič est essentiellement virile, impersonnelle et directe, ce qui correspond assez à l’idée que les Slovaques se font d’eux-mêmes, par opposition aux Tchèques, mais pas du tout à la tradition de l’art moderne slovaque, qui est pour l’essentiel une imagerie folklorisante stylisée ; inversement, la peinture « beckettienne » de Pašteka prolonge cette imagerie, moins le folklore, mais son caractère essentiellement méditatif et silencieux l’apparente à l’âme tchèque.]
L’« humanité » est une valeur problématique, tant dans les choses morales que selon les critères esthétiques. L’ambivalence humaine est beaucoup plus complexe que n’imaginent les psychanalystes, mais sans aucun doute nous avons tous besoin d’inhumanité, même si les proportions et les formes sont très diverses, et très souvent, dans la vie, une inhumanité franche est préférable à une humanité qui sert de façade aux opérations les plus haïssables (bien qu’il y ait eu et qu’il y ait des enfers pavés de mauvaises intentions). Dans l’art, où les valeurs sont très souvent inverses de celles qui règnent ou devraient régner dans la vie, où Caligula, Satan et le père Ubu sont des personnages extrêmement intéressants mais les « bons » tout juste bons à servir de contrepoint , où inversement quelque chose d’aussi insignifiant que des fruits dans une corbeille peut devenir magique parce que recréé à partir de pigments, de liant et de coups de pinceaux, dans l’art l’« humanité » n’est pas, a priori, une qualité. Il y a toutefois une grande différence de ce point de vue entre les arts plastiques et la poésie d’un côté, le théâtre, le roman et le cinéma de l’autre : on fait peu de bonnes choses dramatiques avec de bons sentiments, et l’opposition de l’inhumain et de l’humain — beaucoup plus large que celle du Bien et du Mal — est pratiquement inévitable dans les genres « littéraires », quand elle est inessentielle dans les genres poétiques ou plastiques. Là, puisque, par exemple, il n’y a pas de différence, du point de vue de la peinture, entre, disons, un homme et une vache, même l’angélisme n’est pas ressenti comme objection. Au contraire l’insignifiance la plus totale est très apte à fournir un lieu aux significations les plus sublimes, plus, elle les appelle : ce n’est sans doute pas seulement à cause de la condition pré-moderne des peintres qu’on trouve dans la tradition de la peinture occidentale beaucoup plus de vierges que de vaches. L’« humanité », comme l’honneur, est une faculté du « cœur », moins sublime que l’« âme » mais… quand même, et certains des plus hauts chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art sont nés de l‘alliance de la magie artistique et du « cœur ». Beaucoup d’artistes modernes en Tchécoslovaquie font un art ou un non-art qui « parle » — mais pas sentimental — et certaines de leurs œuvres (non-œuvres) comptent parmi les plus hauts moments de l’histoire de l’art moderne. Plus : il y a une utopie anti-artiste du cœur qui est de se dissoudre dans l’immédiateté du cri, et le caractère très émouvant de ces « réalisations » tient peut-être à ce qu’elles sont au bord de l’incarner. Je pense aux autoportraits froissés de Jiri Kolář, aux empreintes de Kmentová, aux dessins par simples traces de doigts d’Adriena Šimotova. D’une manière générale, cet art du cœur est beaucoup plus proche de son utopie que tout ce à quoi on peut le comparer dans l’histoire antérieure: Guernica est un tableau de Picasso, le Très de Mayo est un tableau de Goya, même s’ils ne sont pas fait essentiellement pour un public de connaisseurs, ce sont quand même des monuments d’art, des sommets de virtuosité picturale. Dans la plupart des définitions antérieures de l’art, l’humanité de la thématique et du regard ajoute une dimension, autre et a priori contraire, s’il s’ agit d’exprimer une des mille formes de la grande horreur de vivre : car la dimension primordiale de la création est essentiellement innocente. Même s’il sculpte la tête irre-gardable de l’hydre, Pygmalion doit d’abord lui pardonner son existence en la lui donnant. Toute œuvre réussie est œuvre avant d’être telle ou telle, bison sur la paroi d’une caverne, nature morte ou Triomphe de la mort. Riches comme Job, les tableaux qui accusent ne cessent pas de croire. Dans le Très de Mayo ou dans Guernica, il est impossible de dire ce qui saisit le plus, de la maîtrise, du cri ou de leur transmutation réciproque. Dans les œuvres des « humanistes » tchèques et slovaques, l’élément d’objectivation indépendante est réduit au minimum — quelquefois simplement les photos d’une action — et l’élément d’expression se subordonne presque tout. Un renversement est opéré qui permet d’oublier l’art, comme si on partait de la transparence, à la manière de la poésie, comme si on avait affaire à des paroles gelées. Chacun a rapproché l’art d’une de ses impos-sibles immédiatetés: celle de la beauté sans forme (Boudník), celle de la poésie (Kolář), celle de la voix (Novák), celle du corps (Kmentová), celle de la fête (Mlynárčik), celle de l’action (Knížák, Štembera, Mlčoch), celle de la fragilité (Simotová), celle des signes (Balcar, Meliš), celle des doubles (Novák, Kmentová, Bláha, Jankovič, Meliš…).
Il y a dans l’art tchèque et slovaque des auteurs qui explorent de toutes autres directions. J’ai déjà mentionné Lacina et Filá, chez lesquels on trouve cette dimension de poésie primordiale qu’il y a dans les œuvres de Klee, Tàpies, Hartung ou Michaux, mais il faudrait aussi parler de Jiři John, peintre et graveur de paysages macroscopiques mi-vus mi-pensés d’où toute échelle de grandeur est absente, continuateur de Šimá, il faudrait parler de Vaclav Boštik, qui a voué sa peinture à la célébration de l’alpha et de l’oméga du monde, commencements et recommencements, il faudrait parler de Dalibor Chatrný et de Stanislav Kolíbal, qui, l’un d’une manière joyeuse, l’autre d’une manière grave, explorent les ressources les plus pures des mines de paradoxes esthétiques découvertes par Duchamp (espace qui sépare le temps de l’espace, les concepts de leurs incarnations) Il faudrait parler de… beaucoup d’auteurs qui ne sont pas susceptibles d’être inscrits dans la perspective des histoires, aussi ouverte soit-elle. Chalupecký est un critique plus engagé qu’il n’y paraît. Il est beaucoup plus souple que beaucoup mais son éclectisme est tempéré. Au fond, c’est le contraire qui serait étonnant, car il a commencé cette partie de sa trajectoire intellectuelle qui fait désormais partie de l’histoire de la culture tchèque (donc de l’histoire de la Tchécoslovaquie, donc de l’histoire de la culture occidentale) comme théoricien du Groupe 42, rassemblement d’artistes et de poètes qui cherchaient à sortir de l’impasse surréaliste en repartant d’une définition extérieure de la réalité (le Groupe 42 semble avoir été la première grande réaction historique à l’introversion et au sectarisme surréalisant), et il n’y a pas d’exemple d’un théoricien qui aurait réussi à s’émanciper complètement de son point de départ. Ici, bien que, des auteurs auxquels sont consacrées ces histoires, Kolář soit le seul qui ait été membre du Groupe 42, tous ont en commun, aux yeux de Chalupecký, d’avoir réalisé son rêve-programme, formulé dès 1940, d’un art et d’une poésie modernes qui se fondent dans le monde moderne. (« Il s’agissait pour nous de trouver le lien entre le destin de l’art moderne et celui du monde moderne ; faire de la civilisation moderne une partie intégrante de la poésie moderne et inversement, faire de la poésie moderne une partie intégrante de la civilisation moderne »). Ils se sont tous tenus « aux confins de l’art ».
L’expression « confins de l’art » ne renvoie pas, ou secondairement aux problèmes de l’art qui se dissout en automatisme, hasard, effacement de la volonté ou du talent : elle désigne une réalité de topologie sociale. Selon Chalupecký, l’art moderne est essentiellement un art pour lequel il n’y a pas de place dans la civilisation moderne, un art orphelin du monde qui pourrait l’accueillir. Qu’il soit encouragé dans certains pays occidentaux et combattu dans d’autres ne fait pas à ses yeux de différence essentielle : l’art moderne reconnu, acheté, exposé en vient plus ou moins rapidement à perdre sa fonction vitale, se fige en marchandise de luxe, destinée à décorer les appartements des élites pourvues, ou en chose muséale ; inversement, les artistes modernes dont les œuvres sont officiellement ignorées, vendues seulement « à l’étranger », exposées rarement, et dans des lieux marginaux, doivent satisfaire à la même exigence brûlante que leurs semblables en apparence plus favorisés, eux aussi cherchent à sortir de la réserve, faire un art qui trouve un accès direct au coeur de la société, un art capable de toucher ceux qui n’ont rien à voir avec l’Art. Et c’est cette grande force impérieuse qui a amené les autres comme les uns à renoncer toujours plus aux attributs traditionnels de l’œuvre d’art. Collages, photo-montages, assemblages, environnements, happenings, pop-art, land-art, body-art, conceptualisme : dans tout le monde occidental, l’évolution a été sensiblement la même, conduisant les artistes qui refusaient la prison dorée de l’art à inventer des formes d’oeuvres qui se situent aux confins de l’art, ou au-delà, et ceux à qui sont consacrées ces histoires sont des figures majeures, injustement méconnues, de cette passion.
Aux confins de l’art est avant tout un recueil de biographies d’artistes modernes, écrites en fonction des circonstances, et les réflexions théoriques y sont marginales. On pourrait croire que la conception de l’art qu’elles esquissent n’est qu’une construction accessoire, qui n’a pas fait l’objet d’un approfondissement systématique. Mais si on a la possibilité de lire d’autres écrits de Chalupecký, notamment son Duchamp et ses essais sur l’art moderne (et il faut espérer qu’il se trouvera un éditeur pour faire traduire et publier ces textes, car ils développent une vision de l’art et du monde extrêmement profonde, à la fois très « ancienne » et très moderne. Non qu’elle ne soit pas contestable — quelle théorie ne l’est pas ? —, mais elle est suffisamment riche et complexe pour que son introduction dans la culture française soit amplement justifiée), on comprend qu’il s’agit au contraire de quelque chose d’essentiel, une grande pensée dont le pouvoir illuminant est très fort et qu’il a problématisée, fondée, ramifiée en la confrontant à beaucoup d’œuvres, beaucoup d’autres grandes pensées, on comprend qu’il s’agit de quelque chose d’extrêmement rare chez un critique : une véritable philosophie, une philosophie centrée sur l’art.
« Le secret de l’art est dans le paradoxe de la transcendance et de l’immanence ». Pour donner une idée (pâle, squelettique, banalisée) de cette philosophie (riche, complexe, vivante) qui est essentiellement à posteriori, empiriste de démarche, sinon de principes, le mieux est peut-être, à l’inverse, de partir d’une de ces phrases où elle se condense. L’art, selon Chalupecký, est manifestation de quelque chose qui ne trouve pas à s’insérer dans ce monde, quelque chose d’autre, inaccessible, transcendant. Les romantiques disaient « sublime ». Dans les civilisations antérieures, il était naturellement lié à la religion, qui elle-même était omniprésente. Dans notre civilisation, la religion a cessé d’être le lien vivant de la communauté, et les artistes se sont trouvés livrés à eux-mêmes dans leur recherche de l’absolu. L’art moderne est né de la mort de Dieu, et c’est le besoin de réaliser des œuvres harmonisées à leur idée du grand Ailleurs qui a conduit les artistes modernes à se libérer du visible, du réalisme, de l’esthétisme, de la forme, de l’œuvre et même, avec l’art conceptuel, du sensible. En même temps, on ne vit pas hors de « son » temps, le monde dans lequel on vit demande qu’on parle un langage qu’il comprenne, qu’on utilise des matériaux et des pro-cédés dans lesquels il puisse se reconnaître, et l’artiste qui veut répondre à cette exigence est amené par là aussi à profaner la très exclusive magie alchimique de l’art, expérimenter de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques, confondre les genres, chercher de nouveaux lieux. La modernité est un principe anti-artistique. Si des termes empruntés à la physique ne sont pas trop déplacés, on peut dire qu’il y a deux forces qui entraînent les artistes modernes vers les limites de l’art : l’une est une puissance aristocratique de spiritualisation, de sublimation, d’arrachement à l’immanence, de désobjectivation du monde, et l’autre est une puissance peuple, claustrophobe, une force de dissolution dans l’immanence, d’intégration dans la vie de la communauté, d’insertion dans le flux de la modernité. L’art va à la fois vers le monde et hors du monde. Et s’il est vraiment art, manifestation d’une dimension essentiellement inaccessible, il ne saurait y avoir de place pour lui dans un monde voué à l’immanence. Qu’est-ce que cette « immanence » ? Elle est symbolisée par Picasso, ou bien Warhol (slovaque d’origine), des artistes dont la grandeur ou la modernité ne fait pas question, mais dont les œuvres sont confinées à l’intérieur de la prison de ce monde, n’ouvrent sur aucune quatrième dimension. Chalupecký prend soin de distinguer la transcendance de l’objet de la foi, l’art de la religion, mais l’opposition transcendance/immanence fait un écho inverse à celle du désespoir et de l’espoir. Comme sa pensée n’est, heureusement, pas entièrement systématisée, on en est réduit pour certains concepts-clefs à des conjectures et des extrapolations, et c’est le cas, justement, pour ce concept d’immanence, mais il nous semble conforme à son esprit de définir le monde de l’immanence comme monde de la positivisation généralisée. Pour le dire en grosses formules : l’homme d’aujourd’hui, avant de mériter ou non toutes sortes de noms d’animaux, est essentiellement un fait pour l’homme. Nous n’avons pas dépassé le positivisme de la fin du 19ème siècle, nous l’avons tellement raffiné et nous nous y sommes tellement habitués que nous avons perdu le bénéfice de son évidence anti-religieuse et que nous n’en avons plus conscience. L’homme n’a pas perdu son caractère de fait, ce sont les faits qui ont changé de caractère. L’homme n’a pas cessé d’être un inconnu, et même une inconnue, c’est l’inconnu qui a perdu sa poésie. Notre monde est un monde d’X en attente, ou en quête, de définitions : l’art y est prédéfini comme marchandise, objet de science, aliment pour médias ou argument de propagande, et il est donc parfaitement exclu qu’il atteigne sa souveraineté. « La transcendance du symbole est ce qui rapproche l’homme du monde et le monde de l’homme », et c’est pourquoi l’art, la poésie sont si nécessaires, mais la multiplication des symboles nous éloigne et des symboles, et du monde, et des autres hommes. L’art moderne est essentiellement a-topique, comme nous, mais ce n’est pas faute de tendre vers un lieu qui l’accueillerait : comme nous, il est aussi essentiellement utopique. L’art moderne est sous le signe d’une contradiction ouverte, qu’aucune oeuvre ne saurait définitivement apaiser : l’androgyne pourrait en être l’emblème, et l’artiste qui a incarné au mieux son destin d’impossibilité est, aux yeux de Chalupecký, Marcel Duchamp.
Au risque de nous répéter : une présentation aussi schématisée qui, mime, peut-être, n’est pas tout à fait fidèle, ne devrait pas avoir à suppléer les oeuvres de Chalupecký, et il serait important que son Duchamp au moins soit rendu accessible aux lecteurs français, non seulement pour ce qui concerne l’auteur du Grand Verre, car ce sont des interprétations très originales, mais aussi, mais peut-être surtout pour tout ce qui dépasse très largement, vers le passé comme vers l’après-Duchamp, les énigmes de l’œuvre. Duchamp ne fut pas seulement un artiste parmi d’autres, avec une bizarrerie un peu plus singulière que celle des autres, il ne fut pas seulement l’incarnateur burlesque et absolument original d’un mythe très moderne et très ancien, il fut lui-même une sorte de mythe incarné, il fut l’artiste moderne par excellence, symbolique et exemplaire, et la grande force du livre de Chalupecký est de le prendre aussi selon cette dimension (qui est la cause majeure de l’abondance de la littérature sur Duchamp, qui est la cause de la difficulté à trouver un éditeur pour ce livre…). De ce point de vue, l’approche de Chalupecký est un peu comparable aux grandes méditations épiques de Malraux, avec qui il partage la conscience aiguë du lien plus qu’historique de l’art au sacré, et l’idée — romantique ? — que l’art est la chose précieuse entre toutes.
La pensée de Malraux est d’une telle envergure, ses grands auteurs et ses mots-clefs sont si écrasants, qu’elle fait paraître petites certaines philosophies qui, prises dans l’absolu, sont plutôt imposantes, mais dans ce cas-ci, en dehors de différences de format toujours discutables, une comparaison est vraiment pos-sible, car l’un et l’autre recourent pour parler de l’art à un vocabulaire et des com-paraisons d’origine religieuse. Entre l’écrivain-essayiste français et le critique-philosophe tchèque, il y a vraiment une profonde communauté d’évidences : tous deux se sont arrêtés sur la question du sens de l’art et tous deux ont jugé qu’il était le seul objet de religion vivante possible, en un siècle essentiellement sceptique ou voué aux caricatures des grandes croyances. Mais leurs manières de concevoir cette religion irreligieuse diffèrent sensiblement. La réflexion de Malraux est centrée sur le grand art du passé et sa « métamorphose » dans le monde moderne : les anciens « englobants », religieux, de l’art sont morts, et c’est le « musée imaginaire », c’est-à-dire le lieu, fatalement virtuel, susceptible d’ac-cueillir tout ce que notre temps métamorphose en art, qui leur a succédé. L’art moderne naît et renaît de dialoguer avec des formes d’art issues de civilisations autrefois inconnues, oubliées ou ignorées. Pour Chalupecký, qui s’est efforcé de comprendre l’art de ses contemporains, et qui a été l’interlocuteur privilégié de beaucoup des plus grands artistes tchèques et slovaques de son temps (aussi géniales que soient les pages que Malraux a consacrées à Picasso, elles ne l’ont pas influencé, quand Balcar, Kmentová, Knížák, Mlynárčik et même Kolář ne se seraient sans doute pas aventurés si loin sans l’engagement exigeant de Chalupecký à leurs côtés), l’englobant de l’art est, doit être « le monde dans lequel nous vivons ». Un art qui ne naît que de l’art est un art qui meurt. Il faut des cimetières, mais les musées, imaginaires ou réels, sont des cimetières et les musées d’art moderne sont des cimetières de l’art vivant. (Cette dernière form-lation est une extrapolation qui dépasse peut-être la pensée de Chalupecký, mais nous n’inventons pas le radicalisme : dans le contexte tchécoslovaque actuel où, dans tout le pays, il n’y a pas un seul musée d’art moderne, on attendrait une position plus… émoussée). Pour lui, l’artiste moderne type est Marcel Duchamp dont l’œuvre est fondée sur une métaphysique ironique de l’amour, quand les grands artistes de Malraux sont Goya ou Picasso, qui, comme lui, ne cessent de dialoguer avec la mort. Pour l’un, on nous l’a assez répété, l’art est un anti-destin (mais — b : antithèse—, que sont alors les grandes religions, les grandes philosophies, les Etats, les sciences, tout ce qui dans la vie ambitionne de durer ?) : pour l’autre, plus énigmatiquement mais aussi plus spécifiquement, il est initiation au monde : « L’art ne commence jamais dans la réalité telle que nous la vivons. Bien plutôt il va vers elle pour l’éclairer, pour la sortir de sa confusion obscure. L’art est une sorte de réminiscence ». La métaphore baudelairienne des phares n’est pas très loin, ni Klee disant que « l’art ne doit pas reproduire le visible mais rendre visible ».
(à suivre…)