Si vous voulez voir des livres qui étonnent, détonnent, fulmicotonnent, jarnicotonnent, épatent, épastrouillent, éblouissent, héberluent, subjuguent, en mettent plein les yeux, provoquent des éclats de sourire ou de violents rires silencieux, donnent envie de jouer à son tour, … bref : font voir le monde et les livres tout autrement, entrez dans cet antre où, pour votre plaisir surtout quoique sans négliger votre philosophique et artistique édification, on en a rassemblé quelques-uns.
Découvrez l’homme qui allait de Paris à Coblence en une enjambée, la vie dérisoire du Barnabooth, les interrogations existentielles de l’abonnée n° 11, qui pense que la vie est merveilleuse mais n’en a pas la preuve, les propriétés lexikonales étonnantes de la chaise, du nez, de la culotte ou du point, les ressemblances paradoxales des portraits ramollis, les lettres qui se prennent pour des animaux, les animaux qui se prennent pour des hommes, les paysages ou les femmes dévoilés par leurs masques peints à même la peau, la tragédie de Faust en couleurs dans un rectangle de 15.10 cm, la forêt de Bohême dans les pages gravées sur bois et en couleurs d’un livre grand comme une Bible médiévale, des pieds qui n’ont pas encore été complètement avalés par des nuages, la grande muraille de Chine dans une boîte d’allumettes, de grands collages miniaturisés d’Hans Christian Andersen, un livre dont la couverture se prend pour une chouette (ou un hibou?), des exercices de topologie érotique, un livre en forme de boîte à film analogique, avec en guise de contenu une affiche de film bollywoodien, un remède très efficace contre la lèpre (il faut simplement ingérer des lézards vivants), une méthode fumante et fondementale pour sauver les noyés, le règlement de cette discipline olympique encore trop peu connue qu’est la fourchette au pied (par Vincent Puente, son inventeur et premier champion), de bons conseils pour vos tribulations dans la jungle, des stabiles, des monstres ou des soutifs qui jaillissent de la platitude de livres complaisants, une histoire de l’art avec un peintre amoureux, un pinceau magique, des personnages peints qui vivent, des personnages pas peints qui empêchent les autres de vivre comme ils voudraient, …
MÉKÈKCÉKSA ? ÉDOUKSASOR ? Ce sont ce que j’appelle des « livres monstres », c’est-à-dire des livres qui montrent sensiblement ce dont ils parlent et recourent à cette fin à de toutes autres formes, formats, polices de caractères, moyens d’impression, papiers, couleurs, … que ce qu’exigent les livres au service de leur sens qui sont de nos jours 99,9 % de la production livresque. Et comme faire voir ne va pas sans une sorte de folie, ce sont des livres qui ont quelque chose de fou (mais rien pour les psys, Saint Érasme & Saint Rabelais veillent sur nous).
Ce sont des curiosités, mais inépuisables comme les œuvres qu’ils sont. Des livres libérés et libérateurs : on se sent à les regarder et à les lire, à les lire en les regardant, plus intelligent et plus sensible à des dimensions de la vie auxquelles d’ordinaire nous ne faisons pas attention. Ceux qui se demandent comment un philosophe a pu tomber de Platon ou Spinoza en Fila devraient réfléchir sur la possibilité que ces livres paradoxaux soient aussi des livres de sagesse, et que la chute soit en réalité une ascension. Ils injectent du Possible dans notre vision figée de la réalité, nous amènent à imaginer de toutes autres combinaisons que celles que nous tenons pour seules valables : Paul Cox, dans Ces nains portent quoi ???, suppose de l’eau jaune, un ciel vert, de l’herbe rouge, un Père Noël bleu, … ; Guillaume Dégé, dans Les vacances d’Oscar, imagine des animaux qui se prennent pour des lettres, et dans l’ABC Dégé des lettres formées par des gens ; Fabienne Yvert fait des « tourniquets » dans lesquels des membres de phrases fixes reçoivent des compléments plus ou moins congrus (p.e « la quéquette de l’homme invisible est à revoir » ou « Il est interdit de manger ses enfants après 22h ») ; Rudolf Fila, avec des tracés de pinceau plus ou moins larges, fait apparaître dans des paysages, des lieux de travail, des corps de mannequins ou des chefs d’oeuvre de l’art d’autrefois des circulations de forces ou de pensées auxquelles spontanément on ne songe pas ; par ses Compléments à l’Orbis pictus de Coménius, Josef Vachal, avec des gravures sur bois et toutes les ressources du facteur de livres, révèle à un voyageur dans le temps qui viendrait du XVIIème siècle – ou du XXIème – les grands types et lieux de la vie sociale en Europe en 1932 (L’homme politique, le cinéaste, le « cocher d’automobiles », le bar, mais aussi le littérateur, le bibliophile, le curé ou le Temps) ; Vincent Puente, dans Les allumettes, a donné une apparence crédible à des étiquettes aussi farfelues que « Commandant, Allumettes à bonnets pour scaphandriers », « KKK, allumettes à flammes blanches pour noirs desseins », « Feu occulte, allumettes de jeunes filles », … ; … On pourrait continuer ainsi avec tous les livres qui sont présentés ici : qu’ils reposent sur la typographie, la peinture, le dessin, la gravure sur bois, la gravure sur cuivre, la lithographie, des moyens de reproduction photographique ou la combinaison de tout cela, qu’ils soient de créations indépendantes ou procèdent de détournement de publications préexistantes, qu’ils soient inscrits ou non dans un genre que l’on croît bien connu, comme les « livres pour enfants » ou les « Bandes dessinées », ces livres ouvrent les yeux – enfin … les yeux ouvrables – en faisant voir tout autrement la réalité. De là sans doute le caractère « surréaliste » – au sens très général de très extraordinairement extraordinaire qu’a pris ce mot – de la plupart d’entre eux (Il n’y a dans l’exposition qu’un seul livre, Dali’s mustache, dû à un membre – fraîchement exclu il est vrai – du mouvement surréaliste, mais Grandville était tenu unanimement pour un grand prédécesseur de la réhabilitation par l’exemple de l’imagination fantastique, et presque tous les artistes-poètes ici représentés ont trouvé leur voie en cherchant à sortir des automatismes stylistiques du surréalisme historique).
Il peut donc y avoir des enjeux poétiques sérieux dans ces livres qui ont l’air essentiellement fantaisistes, mais leur commun dénominateur, sous des formes et des objets très différents, est leur caractère ludique : ce sont des livres joués, issus de règles de jeu à chaque fois différente, et qui doivent être lus en reconstituant mentalement les phases du jeu. Pour atténuer un peu la frustration provoquée par l’impossibilité de voir plus qu’une page de chaque livre, j’ai décidé de mettre en accès libre quelques-uns des livres monstres que je demandais aux étudiants de concevoir et réaliser en fin du semestre : n’hésitez pas à les feuilleter et à les manipuler – en douceur s’il vous plaît -, certains sont vraiment très réjouissants (j’ai quelquefois laissé note et commentaire, pour que vous vous rendiez compte que l’appréciation de ce genre de poésie livresque loufoque n’est pas totalement arbitraire). Vous pouvez aussi essayer diverses combinaisons des tourniquets de Fabienne Yvert (et si vous pensez que ce genre de jeu peut amuser certains de vos amis, la plupart sont encore disponibles, pour beaucoup moins cher que le dernier Houellebecq, allez voir sur son site)
Voilà qui suffira pour cette fois : Bonne visite !
à Châteauroux le 16.06.2015
etienne cornevin