Scanreigh et Nicolas Pesquès : NO W HERE Vous ne regardez pas vous lisez – Bois gravé 1995 – 84.53,5 cm –

Exposition Scanreigh à la Bibliothèque du Carré d’art de Nîmes : Mur Foster, premier niveau –

L’artiste en 2010 devant les estampes de grand format éditées par ITEM en 1990 à gauche : L’Usage de la Parole Linogravure en 4 couleurs, 138×204 cm à droite: Un atelier à Bordeaux Linogravure en 4 couleurs, 138×204 cm

« Il faut monter avec lui » 300 x 450 cm – grand dessin au trait sur un mur dessiné en live le jour du vernissage (encre de chine sur sanguine) – oeuvre éphémère –

« Il faut monter avec lui » (état « monté », au moment de la signature)

Scanreigh : « Et toutes choses sont ainsi » (cette phrase vient de Gérard Manset, non ?) – Bois gravé 1987, 132 x110 cm

Vue de l’exposition dans la chapelle des Jésuites à Nîmes, 24 mars-25 avril 2011 : accrochée au fond de l’église: « Dressée » 2010, acrylique sur toile, 294 x 287 cm Posée à plat au milieu de l’église: « De ma chambre habitée » 2010, acrylique sur toile, 300 x 385 cm

exposition Chapelle des Jésuites, vue contre-plongeante des mêmes tableaux

Scanreigh : Durruti, 2010, technique mixte sur Arches, 80 X 60 cm (présenté au salon Chic Dessin 2011 à Paris) (« Chic dessin » !)

Scanreigh : Delphinus, 2010, technique mixte sur Arches, 80 x 60 cm (présenté au même salon Chic que Durutti) (Durutti au Chic Dessin ! Ay Carmela ! )

Verheggen/Scanreigh (VsEcRaHnErGiGgEhN) : Debord, les mous ! Éditions de l’Ordalie, 1996 –

Scanreigh et etienne cornevin, Rhitrousse-toi Texte typographié avec bois gravé imprimé en brun. 80 épreuves sur ingres crème 1OO g, signées et numérotées 26 x 17,5 cm 2001

Scanreigh & etienne cornevin, L’oncle de mon ongle Texte typographié avec bois gravé imprimé en brun. 80 épreuves sur ingres crème 100 g, signées et numérotées 26 x 17,5 cm, 2001

Scanreigh & etienne cornevin : Bonseils (d’un A dmi) – Éditions du Céphalle O fort en TT, An sous Maine, 2002 –

Scanreigh & etienne cornevin : page de titre de Bonseils (d’un A dmi)

Scanreigh & etienne cornevin : pages de Bonseils

Scanreigh & Adman Adam : Le marre-tire de Sébastien – Penrod n°11 –

« Vous ne regardez pas vous lisez ».  C’est le titre de l’exposition des « livres d’artiste » et des estampes de Jean-Marc Scanreigh au Carré d’art à Nîmes (jusqu’au 4 septembre 2011) et … oui et non, que ce soit un constat ou un reproche. Les tableaux, gravures, dessins de J-M S sont à lire comme n’importe quelle œuvre d’art : thème, figures, formes, style, composition, format, couleurs, technique, tout fait sens, mais pas question d’y trouver  des significations clairement définissables, encore moins des histoires. De manière plus ou moins voilée, ils traduisent des fantasmes, des obsessions (souvent sexuelles, tendance pornographiques), des angoisses mais aussi de pures fantaisies, élucubrations plastiques justifiées par l’innocent plaisir patartistique d’imaginer ce qui ne peut exister. On peut ou non chercher à les déchiffrer, mais même alors on ne cesse de les voir car ils s’imposent, ont une présence visuelle très forte.

Il y a une intensité de ce qu’il fait, une violence même, qui tout d’abord paralyse toute réflexion. Les amateurs exclusifs de beauté classique, les apollinistes à l’ancienne qui refusent de supposer que l’on puisse dire merde au monde en satisfaisant à des critères élargis du goût (ça fait pourtant plus d’un siècle que le père Ubu a montré l’exemple) ne perdront pas leur temps à regarder de telles horreurs, mais même les autres, les dionysistes qui poussent l’amour de la perte de conscience jusqu’à l’allergie aux oeuvres « contemporaines » lisses, simplistes, exclusivement rationnelles et impersonnelles (ces « œuvres » que l’on a compris en un regard et dont on s’éloigne avec dans l’oeil un goût de n’y revenez pas assez désagréable) et abordent les peintures et les dessins de Scanreigh avec un préjugé très favorable, même ces sympathiques sympathisants (d’un art qu’il ne serait pas faux de qualifier également de « sympathique ») sont au début d’un « chemin de vision » assez long et difficultueux : ça crève tellement les yeux que pour commencer on n’y « voit » rien. Et quand, pour sortir de cet aveuglement, on essaie de reconnaître des composantes du tableau, ça n’est pas très éclairant : une forme qui évoque une raie manta ici, un personnage à tête de corail et œil dans le pantalon perché sur un tabouret là, en vis à vis une forme de femme hommasse en margarine un peu fondue qui montre au niveau de son sexe un renflement trop prononcé pour être honnête, au centre le roi des octopes en vert forestier qui a l’air pas content du tout, … les enfants doivent être ravis, et les guides de musée qui traitent tous les visiteurs comme des enfants, et les regardeurs qui se laissent infantiliser, mais pour des adultes, accoutumés à regarder de la peinture, c’est un peu plus délicat.

Le premier titre qui m’était venu à l’esprit pour cette étude était : « Scanreigh graveur de rêves en grève », ce qui me permettait de préciser en note et très spirituellement que

«  ce n’est pas le graveur qui est en grève, au contraire, le graveur, on a l’impression que la grève connaît pas, il n’arrête pas, le  camarade  Stakhanov  à  côté  aurait  fait  figure  de  fumiste,  c’est  Stakhanreigh  qu’il aurait dû s’appeler – mèzalor, mèzalor, si ce n’est pas le graveur … ? – eh bien oui, Ouatsonne, ce sont les rêves – cé ridikhule, des rêves ne peuvent pas faire grève, izon mêmpa inventé lé saints dits K – détromp’ voumême, Whatzone,  il y a des rêves qui sont tombés tout petits dans une marmite d’esprit de contradiction,  et yn’fopa compter sur eux pour faire de beaux rêves bien lisses  grâce auxquels on oublie les scies de ses soucis »

Ce n’était pas si mal vu : si l’on veut bien laisser aux surréalistes de l’entre deux guerres la manière illusionniste de représenter des rêves, subis ou provoqués (mais Miro, Masson, Toyen, Ernst), il y a un caractère nettement onirique de tout ce que fait Scanreigh. Mais cet onirisme est contrarié, artificialisé, très consciemment déréalisé (pas question de faire croire à ses personnages, clairement réduits à la nature de signes, à peine images) et exploite allègrement les ressources de liberté d’animation ouvertes par l’abandon du « réalisme ». Sur-onirisme ?

Faut-il que le rejet du Surréalisme reste fort, 70 ans après la fin du mouvement historique, pour qu’à propos de Scanreigh on ne l’évoque jamais ! Il est bien sûr très aimable pour un artiste vivant de le présenter comme un extra-terrestre, sans précurseurs dans l’histoire récente ou ancienne de l’art, mais ceux des critiques qui n’ont pas la chance publicitaire d’être dotés d’une mémoire de poisson rouge auront du mal à ne pas voir qu’aussi bien par ses modèles évidents (Picasso, Dali) que par son besoin de faire des livres avec des poètes et, surtout, par l’intensité imaginative et convulsive très forte de ses œuvres, c’est à la tradition surréaliste que se rattache cet intarissable créateur de monstres.

Car l’ordinaire de l’invention  scanreighiennne est très convenablement monstrueux : des figures anguleuses, à la fois humaines (avec des membres hypertrophiés, déformés, isolés), animales (plutôt poulpe ou oiseau, cacatoès pour les couleurs), végétales (tendance cactus, épineux en tout cas) et géologiques (volontiers fjords ou archipels), mais jamais repoussantes ni vraiment effrayantes (la tératophilie congénitale et cultivée de celui qui écrit ces lignes fausse peut-être son jugement, mais comme il sait qu’il ne sera lu que par des amateurs d’art atteints de la même maladie, ce n’est peut-être pas important). Grotesques plutôt drôles, un peu, même quand ils ont une expression étonnée ou triste. Grotesques expressifs, innombrables variations sur l’impossibilité d’être au monde, de ne pas se sentir monstre dans un monde que l’on ne percevrait pas comme un chaos explosif, « peuplé » de monstruosités de toutes sortes, bien incapables de former un peuple. Si l’on cherche une sensibilité comparable dans l’histoire de la peinture, c’est peut-être du côté de Jérôme Bosch qu’il faudrait aller voir.

Pas d’espace, pas de lumière, pas de clair-obscur, pas de modelé, pas de nuances de valeurs : les règles du jeu artistique pratiqué par Scanreigh sont extrêmement simplifiées. Ses « personnages » ectoplasmiques sont suggérés par de simples contours, et ensuite, éventuellement, remplis de couleurs,  il est dessinateur avant d’être peintre, et plus colorieur  que vraiment peintre, mais avec un souci et un sens très sûr de l’occupation équilibrée (mais très énergiquement « tendue », comme une explosion contenue) de la page, de la planche ou de la toile par le dessin. À la différence de Chaissac, par exemple, les personnages sont  toujours, en définitive, subordonnés à la composition d’ensemble, qui souvent dicte leur morphologie ou même leur existence (ce qui doit empêcher de « lire » ceux qui ne savent pas aussi regarder). On est toujours à la fois dans l’expression et la composition, et du coup ni les compositeurs ni les expressionnistes ne s’y retrouvent, mais il n’est pas sûr qu’ils aient raison.

Il semble certain en tout cas que ça que fait Scanreigh ne relève pas de ce qu’on appelle depuis bientôt cinquante ans « l’art contemporain » : alors que celui-ci est essentiellement extraverti et en référence à notre époque, cela se situe dans le non-lieu  intemporel des mythes et vient de ce qu’ Henri Michaux appelait « l’espace du dedans » ; alors que les « artistes contemporains » recourent à des matériaux et à des techniques absolument modernes, et conçoivent leurs « œuvres » en fonction de grands espaces où elles pourront être installées, Scanreigh reste fidèle au dessin, à la gravure, à l’impression traditionnelle, à la peinture, au travail en atelier non subordonné aux éventuelles possibilités d’exposition. Mais cette « intempestivité » ou « inactualité » devrait plutôt être accueillie comme une qualité – dont l’absence réduit souvent l’intérêt de l’art contemporain à … pas grand-chose -, et on peut remarquer que plusieurs grands de « l’art contemporain » depuis cinquante ou soixante ans ont été aussi de grands inactuels : pensez à Asger Jorn, Jean Tinguely, Daniel Spoerri, Arnulf Rainer, Rudolf Fila, Jiri Kolar, Ladislav Novak (dont les « froissages interprétés » présentent d’étonnantes similitudes avec des dessins de J-M S, ce qui m’a d’ailleurs fait vouloir le rencontrer, il y a une dizaine d’années de cela), Erik Dietman, Sigmar Polke, Annette Messager, François Bouillon, Anselm Kiefer, Tadeus Kantor, Marina Abakanowicz, Adriena Simotova, William  Kentridge, Anish Kapoor, … Enfin, cette vision explosée d’un monde où tout est sens dessus dessous est bien d’un contemporain, plus conscient que la plupart du chaos dans lequel nous sommes désormais condamnés à vivre …

Autre caractéristique très rare désormais, et qui le rapproche des surréalistes : il aime collaborer avec des poètes, faire avec eux des livres ou des gravures. Sauf exception (Ionesco, Queneau, Daniil Harms, Verlaine, … excusez du peu), il ne se place pas en position d’illustrateur. C’est en général lui qui ouvre le jeu par des dessins ou des gravures, et il invite tel ou tel poète (Pierre Courtaud, Jean-Pierre Verheggen, Antoine Emaz, Serge Fauchereau, Zéro Bianu, Michel Butor, Serge Gavronsky, Jacques Jouet, Harry Mattews, André Spears, ou même de parfaits inconnus, comme le dénommé Étienne Cornevin) avec lequel il se sent des affinités (ou chez lequel il sent des affinités avec ce qu’il fait) à les « légender ». Cela donne des livres aussi différents de ce qu’on nomme aujourd’hui « livre d’artiste » que ses oeuvres sont différentes de la quasi-totalité de « l’art contemporain », et pour cette raison l’auteur de cette étude préfère les ranger parmi les « livres monstres » (dans le Manuel du chasseur de livres  monstres, très récemment réédité par les Éditions du Céphalophore Entêté, vous trouverez une analyse de Bonseils (d’un A dmi), un des livres que J-M S a faits avec un poète modérément connu ami de l’auteur du Manuel, Esteban Hornwine ; pour le dire très rapidement, un « livre monstre » est un livre à voir et à lire, œuvre et poésie, plus que livre, alors qu’un « livre d’artiste » au sens actuel est un livre  dépourvu de paramètres artistiques traditionnels – talent -, où il n’y a rien à lire, moins qu’œuvre et que livre ; il n’est pas rare que, de Grandville à Topor, Edward Gorey, Gary Larson, Tim Burton ou Guillaume Dégé en passant par Odilon Redon, Lewis Carroll, Alfred Jarry, Josef Vachal, Max Ernst, Ladislav Novak ou Rudolf Fila, les livres monstres soient également des livres de monstres, et c’est régulièrement le cas avec ceux de Scanreigh).

Pour J-M S, les poètes qui continuent la quête surréaliste du Graal des idées les plus lointaines et les plus improbables (le Graal étant déjà, comme l’équipe du Monty Python Flying Circus l’a brillamment démontré, une idée passablement abracadabrantesque) sont une aubaine : sans leur aide, ses livres seraient muets. Mais inversement, pour les susdits poètes persévérant dans leur folie contre toute l’époque, J-M S est sacrément précieux : sans lui, certaines des idées qu’ils parviennent à capillotracter jusqu’à des hauteurs stratosphériques ou plus resteraient à l’état de fantôme verbal, autant dire toutes nues, et avez-vous déjà vu un fantôme tout nu ?! Plus invisible tu meurs une deuxième fois. Donc : de la part de tous ceux qui sont condamnés à l’un peu trop angélique légèreté des mots et aux fantaisies desquels vous donnez un corps,

Merci Monsieur Scanreigh !

 

achevé le 23 et patachevé le 24 du trop joli mois de Mai 2011
par étienne cornevin
en sa qualité de professeur de tératologie poétique
à l’université céphalophorique
(plus trop euphorique)
de Paris 8,
verticale de l’infini.