On survit à une catastrophe, une bataille, une agression, une maladie = on reste en vie alors qu’on aurait pu mourir, alors que peut-être on aurait dû mourir. On survit à la probabilité ou, au moins, à la possibilité de sa mort. Mais survivre à sa vie ? Il ne faut pas chercher bien loin : on repense aux époques lointaines où l’on était jeune, vigoureux, inconscient de l’énormité des obstacles qu’il allait falloir tourner, soulever ou dynamiter pour mener à bien les entreprises héroïques dans lesquelles on s’engageait, confiant dans sa capacité à déjouer tous les pièges, résoudre tous les problèmes, et on doit bien s’avouer que ces temps sont passés. On persévère dans son être, bien sûr – on ne sait rien faire d’autre ! – , mais c’est un être amoindri : on sesurvit. Le mot d’ailleurs a un double-sens bien ironique, car cette survie est une sous-vie ; sa vie supérieure, sa sur-vie, on l’a derrière soi. Mais … qui nous dit qu’il n’y en a pas encore une partie devant ? N’est-on vraiment plus capable de se dépasser ? Ce n’est pas parce qu’on n’est plus si jeune qu’on est vieux, fatigué qu’on est fini : on ne va quand même pas se laisser enterrer vivant, encore moins en faisant le fossoyeur ! (ce qui présenterait d’ailleurs certaines difficultés)
J’ai visionné hier le dernier film de Ján Švankmajer, Přežít svůj život (2012), dont le titre se laisse bien traduire en français : « Survivre à sa vie » (mais « Vivre sa vie » ne serait pas absolument exclu, si Godard – il y a cinquante ans déjà ! – ne l’avait déjà pris pour raconter l’histoire d’une jeune femme, jouée par la très belle Anna Karina, amenée à se prostituer pour survivre : disons « Vivre sa survie », ou « Sur-vivre sa vie »). Ce film-là raconte – en combinant filmage classique et collages photographiques animés -, l’histoire d’un homme d’une soixantaine d’années, Eugène, gratte-papier et gagne-petit dans un bureau quelconque, marié à une femme qui a perdu sa beauté et même sa féminité depuis longtemps, et forcé par la susdite à jouer au loto. Cet homme rêve qu’il rencontre une jeune femme – pas aussi belle qu’Anna Karina, mais presque -, toute habillée de rouge, qui tombe aussi instantanément amoureuse de lui que lui d’elle. À partir de ce moment il ne va plus penser qu’à retrouver son rêve, et elle dedans. Il va rêver qu’il gagne le gros lot, fait de billets sur lesquels le portrait de la belle – Eugénie – a remplacé – avantageusement – celui de Palacky, qu’il réussit à la retrouver et qu’il lui fait un enfant, Petřiček (Pierrot), pendant que dans sa vie de veille il commence une analyse avec une psychanalyste freudo-jungienne (on n’est vraiment pas en France) qui l’incite à reconstituer des souvenirs de l’époque idéale de sa petite enfance où, son père étant parti quand il avait quatre ans, il avait sa mère pour lui tout seul. Pas tout-à-fait accessoirement, il se fait démissionner de son boulot et est chassé de chez lui par sa femme qui ne supporte pas d’être trompée, fut-ce avec un personnage de rêve. Du coup, il décide d’aller s’installer dans son rêve, mais en cherchant le sac qu’il doit tenir entre ses dents pour retrouver le fil perdu – c’est son empêcheuse de rêver en rond de saleté de bonne femme qui le lui a pris -, il tombe sur une photo où il y a incontestablement Eugénie, la femme de son rêve. Ayant réussi à retrouver le photographe qui avait pris cette photo, il apprend que l’homme au visage flou qui était à côté d’Eugénie lui ressemblait – à lui, Eugène, l’homme en pyjama – comme une goutte d’eau à une autre, et que la femme – celle de l’homme sur la photo – était « psychiquement dérangée » et avait fini par se tuer en s’ouvrant les veines, ainsi qu’à leur fils de quatre ans, nommé bien sûr Pierrot.
C’est un film qui sort complètement de l’ordinaire – et même de l’extraordinaire – cinématographique : formellement très neuf – avec des moyens très … « low tech » -, très inventif (au moins dix idées à la minute : qui dit mieux?), très drôle-et-effrayant, très mystérieux-et-fantastique, et très prenant. Je l’ai reçu comme un rappel à l’ordre, ou plutôt au désordre des rêves. Tous les courants qui se sont succédé depuis l’arrêt de l’apocalypse nazie – que ce soit dans le cinéma, les « arts plastiques » ou la « littérature » – ont été, à des degrés divers, opposés au Surréalisme, et ce sont des cinéastes, « plasticiens » ou écrivains à contre-courant – donc très exceptionnels – qui poursuivent encore la chimère de faire entrer dans la réalité les fantasmagories de l’imagination nocturne. Woody Allen, Raoul Ruiz, David Lynch, Tim Burton, Arnulf Rainer, Erwin Wurm, William Kentridge, Joan Fontcuberta, …, pour ne mentionner que des artistes connus de tous (mais il faudrait ajouter tous ceux que je défends sur ce site, dans Nouvelles Hybrides ou par les autres publications des Éditions du Céphalophore entêté), ont en commun de donner consistance et vie artistique à des impossibilités beaucoup plus lointaines, profondes et profondément intéressantes que celles de 99% des productions artistiques contemporaines – qui ne sont en général même pas impossibles.
Il y a longtemps que je n’ai plus entrepris de noter mes rêves. Chaque fois que j’en avais pris la résolution, je devais arrêter au bout de quelques jours, faute de temps : la simple relation du rêve me prenait facilement une heure, pendant laquelle il m’était difficile de faire cours. Comme en outre je voyais bien que l’enchantement était souvent amoindri sinon dissipé dès le réveil, je ne pouvais guère supposer que de tels récits puissent intéresser qui que ce soit, et mes rêves ont toujours été trop variés et trop complexes pour que j’aie jamais pu croire à la possibilité de les interpréter (que ce soit selon une grille de lecture des symboles freudienne, jungienne, lacanienne, deleuzo-guattarienne, ou pire). Mais je ne perds jamais longtemps la conscience de l’existence des rêves, et du mystère qu’ils sont, indépendamment de leur éventuelle signification (un rêveur est quelqu’un qui a en lui un cinéaste capable de réaliser chaque nuit instantanément un ou plusieurs films, souvent remarquablement cohérents et ingénieux, dont le moindre demanderait, pour être rendu projetable, des mois de préparation, tournage, montage, et un budget faramineux …). Corrélativement : il me semble que si quelqu’un perd la conscience de la folie qui l’habite, ou la réduit à des fantasmes de pouvoir, de richesse ou de sexe, il perd de sa consistance humaine, se simplifie trop, tourne au personnage de série télé qui, même criminel, ne désire jamais qu’un impossible … de proximité.
Pourquoi ce titre : « Survivre à sa vie » ? Dans le film, le héros sauve ses désirs les plus profonds et les plus hauts en s’éloignant d’une vie médiocre, qui n’est qu’une survie (le titre correct à cet égard serait plutôt : « Survivre à sa survie », ou « La survie ou la vraie vie »). Mais ce qu’il découvre en fouillant dans ses rêves et sa mémoire, c’est que sa vraie vie rêvée comme avenir n’est que la répétition et le prolongement du bonheur de son enfance, à l’engloutissement duquel il a survécu. Et qu’il peut sans doute s’estimer heureux de n’être pas plus mal en point … (à cet égard le titre exact serait « Revivre », mais celui-là aussi était déjà pris : par Almodovar, pour l’admirable « Volver » (2006), qui aurait été très mal rendu par « revenir » ; par Gérard Manset, pour une chanson de 1991)
On voudrait revivre
mais ça veut dire on voudrait vivre encore
la même chose
refaire peut-être encore le grand parcours
toucher du doigt le point de non retour
et se sentir si loin si loin de son enfance
en même temps qu’on a froid qu’on pleure
quand même on pense
que si le ciel nous laisse
on voudra
revivre
ça signifie on voudra vivre encore la même chose
le temps n’est pas venu qu’on se repose
il faut refaire encore ce que l’on aime
replonger dans le froid liquide des jours toujours les mêmes
et se sentir si loin si loin de son enfance
en même temps qu’on a froid qu’on pleure
quand même on pense
qu’on n’a pas eu le temps de terminer le livre
qu’on avait commencé hier en grandissant
le livre de la vie limpide et grimaçant
où l’on était saumon qui monte et qui descend
où l’on était saumon le fleuve éclaboussant
où l’on est devenu anonyme passant
chevelu décoiffé
chevelu décoiffé difforme se disant
on voudrait
revivre revivre revivre
on croit qu’il est midi le jour s’achève
rien ne veut plus rien dire fini le rêve
on se voit se lever recommencer
sentir monter la sève
mais ça ne se peut pas non ça ne se peut
non ça ne se peut
No tas beignets : on peut voir le film en entier sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=zGDiwTO6aS0