Je me souviens avoir découvert Balthazar auteur bien après avoir découvert les livres du Daily Bul, et particulièrement les poquettes volantes. À une époque – début des années 90 – où j’envisageais vaguement de créer ma propre maison d’édition, ces petits livres qui n’avaient l’air de rien et dont le contenu aphoristique ou dessiné était très réjouissant m’apparaissaient comme une solution possible. J’écrivais moi-même des « choses » ultra-courtes, parfaitement impubliables, dont je faisais des éditions bricolées – format A4, papier ordinaire, impression en photocopie, « reliure » d’adhésif noir, tirage d’une trentaine d’exemplaires -, et je croyais rêver en constatant qu’il y avait en Belgique des gens assez fous mais « réalistes » pour donner une existence livresque à ce genre d’élucubrations capillotractées.
Dans ces conditions, je devais trouver sympathique le chef des bouleurs quotidiens, et comme en plus il était sympathique, et avait de la sympathie pour mes fantaisies, nous sommes devenus amis (pour autant que l’on pouvait l’être avec quelqu’un qui prétendait ne pas en avoir, tout en en ayant beaucoup plus que la plupart des gens – car chacun des livres ou livruscules qu’il a écrits ou publiés est consacré à ce qu’on appelle en bon français un « alter ego », et qu’est-ce d’autre qu’un ami?). Je le voyais régulièrement au Marché de la poésie, à Saint-Yrieix et à Pages : Jacqueline tenant le stand, lui se tenant à côté, par une sorte de claustrophobie, peut-être, ou pour ne pas se sentir trop épicier de sa propre camelote, ou pour être un peu moins loin de la buvette (mais non, il buvait peu). Lorsque nous allions voir les parents de ma femme à Velaine sur Sambre, nous nous arrangions aussi pour passer à La Louvière.
L’esprit doucement facétieux qui est omniprésent dans ses écrits se manifestait surtout par son regard – dont les photos restituent rarement la vivacité malicieuse – et par des anecdotes savoureuses à propos de Chavée, Bury, Magritte, Michaux ou Topor. Au fil des conversations, je prenais chaque fois un peu plus conscience de l’originalité de sa manière de continuer le surréalisme, et j’admirais toujours plus qu’il ait pu faire vivre une entreprise poético-humoristico-artistique si doucement mais résolument anticonformiste dans un contexte qui y semblait si peu propice, mais je n’ai vraiment commencé à entrevoir la part la plus personnelle de sa manière de penser et d’écrire – de penser sans majuscule à ce qui se produit dans les marges inférieures de la pensée et d’écrire sans autres artifices que ceux qui sont indispensables pour écrire sans artifice – qu’en lisant enfin, pour lui préparer un cadeau poétique de 70ème anniversaire, « Je », « Elle », « Les pas perdus » ou « Les eaux dormantes ». Voici quelques-uns des limericks qu’Adman Adam, un de mes doubles de cette époque, en avait tiré (ils sont repris dans Notre nain quotidien (poésies leariques) aux Éditions du Céphalophore entêté, dont il reste des exemplaires …) :
C’était un enfant qui découvrait les mots en gourmet :
« fro-ma-ge » était tout blanc, un peu salé, un peu sucré,
« ci-tron » tout à fait jaune, tout à fait sûr,
« cho-co-lat » plein de parfum des îles et de peau brune …
Devenu adulte, il suce encore les mots comme des sucettes.
C’était un italien frrrancophone, à Morrrlanweltz,
qui rrroulait les r quand il parrrlait frrrançais.
« Déclame avec un crayon en bouche », lui dit un Démosthène,
et il cessa de rouler les r, cet italien parlant français à Morlanwelz.
C’est le gardien d’un zoo imaginaire, à La Louvière,
il surveille un annélide, neuf mammifères,
huit insectes, quatre oiseaux, quatre mollusques,
deux crustacés et quatre poissons, hors de leur eau, terre, air,
cet amateur de buffonneries à La Louvière.
C’est un homme attentif au minuscule, quelque part,
ce qui veut dire, à l’aune du très petit, nulle part.
Il pèse des confettis, des poussières, des riens,
croyant s’y reconnaître sans seulement s’y voir.
C’est un homme de définitions ami des ambiguïtés
il fait des inventaires de ses tasses de quotidienneté :
pied, asperge, épinoche,
chapeau, radis noir, éléphant à sucer.
Il a l’encyclopédisme intime, ce traître au principe d’identité.
etienne cornevin, le 25.9.2015
(une journée d’automne qui avait grisement commencé,
mais a finalement décidé de se mettre au beau)