Pour le catalogue d’une exposition qui devait avoir lieu à Ulm (Allemagne) et à Châteauroux, j’ai envoyé à Rudo Fila une liste de mots dont je savais l’importance à ses yeux en lui demandant d’en préciser le sens. Ses réponses à la fois lumineuses et énigmatiques constituent – me semble-t-il – une bonne introduction à une pensée de l’art dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est remarquablement précise et circonspecte, quoique très inhabituellement et intempestivement ample et profonde.
E.C : En cherchant à formuler des questions, j’ai constaté qu’elles tendaient à prendre beaucoup de place. Même ton sens de la concision n’aurait sans doute pas pu empêcher tes réponses de se sentir à l’étroit. J’ai donc raccourci un peu ce qui est censé les amener. D’ailleurs, en général, les questions ne servent que de prétexte pour évoquer tel ou tel sujet, et un mot alors suffit.
Artiste (virtuosité, rhétorique) – R.F : concept acceptable seulement en tant que catégorie valorisante, désignant un certain degré de créativité. Pas comme profession, ni même vocation : pour ce genre de classification, le terme « plasticien » est préférable … Mais où est la frontière au-delà de laquelle une production devient de l’art ? Qui en décidera ? Frontière mouvante, bien dans le tableau de la relativité du monde.
Chaque art, par son aspect interprétatif, peut recourir à la virtuosité, mais assez discrètement pour qu’elle ne fasse que s’ajouter à l’arsenal technico-artisanal.
La rhétorique plastique est encore plus insupportable que la rhétorique verbale, c’est pourquoi il y a si peu de bons monuments. Comme si le pathos de la rhétorique contredisait la vitalité créatrice, il tend à pétrifier les « valeurs ».
Poète – définition tolérable seulement comme synonyme d’artiste, pas d’écrivain. Le principe poétique, au sens le plus général, fonctionne dans tous les arts, et même, peut-être, dans les mathématiques.
Philosophe – lui rendre son sens originel, l’identifier avec le penseur ! La réflexion par l’art est-elle une philosophie adéquate ?
Mystique (« qui ne croit en rien », Nietzsche) – si Nietzsche ne l’avait pas dit, j’aurais voulu le dire. Mais qu’est-ce que le rien ?
Magicien – au sens de mage, soit, mais comme fabricant d’illusions, non merci !
Temps du mythe, « « Temps quiets » (cette expression traduit le néologisme Záčasie », calquée sur le mot « Zátišie » par lequel on désigne en slovaque les « natures mortes » et qui, comme en anglais ou en allemand, évoque l’immobilité et le calme plutôt que la mort – Fila l’avait forgé pour nommer deux tableaux du début des années 60) – concernaient sans doute moins le mythe que la métaphysique, plus l’intimité que la cosmologie.
Histoire (avant l’) – c’est l’art qui a enregistré les premières traces d’activités humaines. L’histoire veut toujours s’en libérer, devenir objective. L’ontogenèse de la créativité humaine le confirme : tous les enfants sont doués, et c’est par ce processus d’objectivation que la vie leur retire leurs dons.
Tableaux sans histoire : tableaux qui sont des histoires (Joyce : drame sans drame) – la peinture « fige » les actions dans certains moments, et cela me pousse à peindre par strates, car les instantanés ne retiennent qu’un seul instant, en peinture un seul plan ou un seul phénomène, qui peut certes tenir lieu de tous les autres mais ne me suffit pas pour exprimer la complexité du cosmos, macro- ou micro-.
Harangue à la matière. Huile sur toile. 2.(90.65cm). 1986.
Primitif – symptôme de recommencement et de la force des atavismes, qui sont alors encore très proches. Fait vibrer la main, la voix, jusqu’au balbutiement. Je renvoie à nouveau au parallèle entre l’ontogenèse et la phylogenèse !
Šíma – harmonisateur des éléments ; il a su renouer avec la tradition des atomistes et l’identification empédocléenne de la poésie et de la pensée, de la « Dichtung » et de la « Warheit ».
Torse – beau paradoxe du fragment hypertrophié en un tout saisissant.
Discipline – autodressage, que je ne ressens pas comme un fardeau, si je me l’impose consciemment. Fait appel à l’expérience, à l’intellect, à la volonté. Si l’art doit exprimer l’intégralité humaine, il ne peut négliger aucune de ses composantes caractéristiques. La discipline apparaît de ce fait comme un catalyseur. Évoque des ressorts que l’on tend pour obtenir une force plus grande en les libérant.
Microcosme (plutôt que macro-) – il nous est plus proche, et le macrocosme le plus vaste ne vit que dans nos conjectures, qui sont loin encore d’être bien assurées. Nous tirons plus de profit des apparences que des faits. L’art pourrait même s’en contenter, il n’a pas les orgueilleuses ambitions conquérantes de la science.
Nombril. Tempera et huile sur papier. 58.42 cm.
Orient / Occident – il n’y a eu jusqu’à présent que le conflit d’une culture avec une civilisation. Avec dans la plupart des cas des conséquences catastrophiques pour l’Orient. Le narcissisme de la pensée occidentale commence seulement à admettre des correctifs de l’Orient. Il est vrai qu’il a souvent été une source d’inspiration, mais surtout par des motifs ou par des formes artistiques. Superficiellement.
———–
Stratification, recouvrements (latent/patent) – découlent de ma méfiance quant à la possibilité de s’exprimer sur un seul plan. L’art ne peut pas renoncer au mystère. Les principes de dé-couvrement ou de recouvrement total, les états latents, les courants souterrains relèvent de la même origine. De même, dans la réalité, c’est ce qui est derrière, en-dessous, au-dehors qui nous attire.
Fin de siècle (Hommage à Schnitzler). Huile sur toile.75.75 cm.1985.
Semi-transparences, médium opaque – permet en peinture d’atteindre l’intensité la plus haute par des moyens minimaux. Un phénomène de physique optique mène à l’extase, et la métaphysique confine à la mystique.
Alchimie – intéressante par ses aspects magiques, rebutante par la complexité de ses opérations volontaristes, dissimulées par des mystifications.
« Matérialisme pictural » – en fait un immanentisme de la peinture, mais celle-ci, même dans ses manifestations les plus minimales, refuse de se comporter d’une manière uniquement centripète. La peinture est miraculeuse et inépuisable par sa faculté justement de faire, à partir de la matière du pigment, de la lumière, de l’énergie, de la vie. Elle donne lieu à l’une des plus intéressantes métamorphoses, semblable à la transsubstantiation.
Exclusion de l’espace intérieur – élimination d’effets illusoires inopportuns. Vient peut-être dans mon cas de ma méfiance envers le théâtre et du refus du spectaculaire.
Détail – est capable de tenir lieu du tout de la même façon que dans les condensations spirituelles des aphorismes. Mais il faut aussi prendre conscience de ses limites et d’une tendance dangereuse à la superficialité.
Collier de dédain. Huile sur toile. 95.95 cm. 1992.
Maniérisme – reconnaissance du fondement artificiel de l’art, et de toutes les conséquences de cette artificialité sur les analogies usuelles de l’art avec la réalité extérieure. Introduction de la dimension proprement spirituelle qui se manifeste aussi bien par la légèreté de jeux avec les mots ou de déformations expressives que par des utopies, de nouvelles formulations du monde et, simultanément, une humanité plus profonde.
———-
Langue muette, expression – contradiction en apparence seulement, car même une forme muette a une expression. Les expériences raineriennes de dessin en parallèle avec un chimpanzé ne se sont pas toujours conclues à l’avantage du peintre. L’un des buts de ces expériences était aussi l’identification de ces deux notions.
Expressionnisme – difficilement supportable en tant que doctrine stylistique ou agitation de surface. L’expression se confond pour moi avec l’extase, on ne saurait y rester en permanence.
Munch (67 – 69) – référence constante, plus active à certaines périodes, mais toujours présente. Son œuvre me fascine complètement, sans réserve, depuis la première rencontre.
Métaphore – matériau de construction fondamental pour toute poétique. Même sur les tableaux les plus objectifs, de la couleur sur une toile n’est pas une fleur – et surtout pas sur un trompe-l’oeil.
Abstraction / Discrétion – coexistence acceptable, mais elle demande un dénominateur commun : la moralité de l’intelligence.
Hermétisme – peut avoir un effet de purification de l’esprit. Mais il faut dans l’art le compenser par des signaux en direction du regardeur, qui peuvent être de type très différent : contact, ne serait-ce que par un point, glose linéaire, inondation de couleurs ou même recouvrement total. Il arrive que le geste reste latent, présent seulement dans le processus de la peinture recouverte.
Symbolisme – a été, avec la décadence, le facteur déterminant du développement antipositiviste de l’art au tournant du siècle (nous y revoilà?). Deux aspects doivent être valorisés : la recherche de l’oeuvre d’art totale, et le mépris des routines formelles dans les activités artistiques. Affinement sur tous les plans de la sensibilité.
L’après-midi d’un faune (Hommage à Franz von Stuck).
Huile sur toile. 100.100 cm. 1974.
Art « littéraire » – relève du romantisme de l’art de tous les temps, par ses tentatives de dépassement des limites du médium artistique. Mais la narrativité n’est acceptable que jusqu’à un certain point, ne doit pas tomber dans le « bavardage ». Les tableaux descriptifs, les tableaux de genre sont insupportables. On ne peut les soigner que par implants, amputation, diète (pseudoaquatintes) ou restructuration (Ernst).
———–
Nu (femme, féminité) – fonction de l’hétéro- (hétaïro- ou de l’homo-sexualité. Si j’étais femme, ou homosexuel, je peindrais sans doute plutôt des détails de corps masculin.
Presse à couleurs – Huile sur toile, 100.120 cm, 1993 –
Peau – La peau et le teint enferment des organes vivants dans une surface vivante à peu près comme la texture finit la structure. La procédure de construction d’un tableau est relativement conforme à la biologie.
Corps du désir – c’est au fond la problématique des zones érogènes, avec un rayon d’action très large.
Émotion – le peintre oscille toujours entre le physique et le méta- (physique, phorique, morphique, stasique, bolique). Mais il réagit aussi à des phénomènes isolés (couleurs, odeurs, formes …) selon l’état de sa sensibilité.
Renversement – au sens de « court-circuit », comme le pratiquaient les surréalistes, ou au sens d’oxymore d’un choc paradoxal (zen).
Érotisme – va de l’excitation commune (réaction induite par voie d’image) à des associations inexplicables, de contenu mystérieux.
Monstre marin. Huile sur toile, 77,5.120 cm. 1973.
Malovať, milovať (les verbes « peindre » et « aimer » ne différent en slovaque ou en tchèque que d’une seule lettre) – étymologie vertigineuse (intraduisible!) identifiant deux qualités vitales qui sont pour moi absolument fondamentales.
Baudelaire (67-69 ; 80-85) – par ses évocations des cinq sens libres, qui conservent leur mystère, il a été l’initiateur d’une tentation de quintessence.
Baudelaire. Huile sur toile. 100.50 cm. 1975.
———–
Réalisme dialectique (de l’intérieur et de l’extérieur, de ce qu’on voit et de ce qu’on sent, de l’image arrêtée et du mouvement, de l’objectif et du subjectif, de l’homme et de son ombre …)– la question ici s’est faite réponse, peut-être même, je le crains, avant d’avoir été posée.
Antiphotographe – l’optique photographique a enrichi le champ du visible de nouveaux événements que l’on doit respecter, même s’il faut toujours choisir. Choisir de manière critique, en évitant les identifications positivistes où l’artiste est vite avalé. Je me défends instinctivement contre la photographie comme contre toutes les activités où dominent les impératifs techniques. Je me reproche cette aversion pour les possibilités techniques comme un défaut, et je me fais souvent l’impression d’être une sorte d’indien jetant des pierres sur le train … Mais je ne me défends pas contre les effets des nouvelles techniques sur le renouvellement de la sensibilité, et je réagis souvent à des impulsions photographiques.
Duchamp (contre la peinture « rétinienne ») – supériorité de l’esprit sur l’oeil.
Oxymore – figure poétique préférée de mon poète préféré, Jakub Deml – étincelle du paradoxe, germe unique de la poésie.
Respiration – identification du physique et du spirituel en un seul rythme, alliance de la cardiographie et de la calligraphie, parfaitement réalisée en Orient, où l’écriture et la peinture se fondent et se cultivent par une même gestuelle.
———-
Point zéro – doutes et vertiges du commencement répété, que l’on tente toujours à nouveau pour rester vrai, et difficulté du renoncement, horreur du vide. Pour les enfants, c’est un jeu, mais quant à moi je préfère peindre sur quelque chose, pas dans le vide.
Monisme – dans notre dualisme européen, on retrouve toujours des germes d’entropie.
TAO – si je devais croire à quelque chose sans réserve, ce serait certainement le TAO.
Ambivalence – représente dans son essence l’incarnation de la relativité : vide-plein, faiblesse-force, négatif-positif, blanc-noir, jour-nuit, banalité-sublime, rêve-réalité, vie-mort.
Hybride – se manifeste de manière positive et productive dans le domaine du fantastique. Dans toutes les civilisations les « néomorphismes », les êtres mythiques, les détournements sont presque toujours fruits d’hybridation. Elle a le sens d’une revitalisation de ce qui ne faisait plus que survivre, ou, simplement, du croisement de deux vitalités ou plus.
———-
Peinture polyphonique (69-70) – la polyphonie n’apporte pas seulement de nouvelles possibilités harmoniques. Elle enrichit aussi la peinture (la fait résonner?), si elle ne concerne pas seulement la complémentarité des couleurs, mais se subordonne aussi à d’autres phénomènes.
Peinture poétique et musicale, œuvre d’art totale – ne peut être une pure addition d’arts (de moyens d’expression), seule la multiplication fait accéder à une énergie supérieure. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. L’addition s’inverse facilement en soustraction. On peut au contraire tenir pour Gesamtkunstwerk des œuvres qui se tiennent dans le cadre d’une seule discipline, en le débordant (cinétisme, actions, installations, …) ou des œuvres capables d’évoquer des sensations mêlées (visuelles-acoustiques, tactiles-gustatives …)
Liberté – je crains que la liberté réelle ne soit réalisable que comme métaphore, donc dans l’art seulement. Toutes les autres activités sont limitées et ne tolèrent la liberté que dans certaines bornes utilitaires. Il n’y a pas que les hommes politiques et les religions pour remettre aux lendemains …
Expérimentation (variations) – le mot « laboration » permettrait peut-être une caractéristique plus pertinente de ces activités qu’on s’obstine à nommer « art ». Laissons les expériences à la science, risques compris. L’art ne menace personne, sauf en cas de fétichisation (Tosltoï : La sonate à Kreutzer) ou d’identification primitive (peur suscitée par les films), mais ces deux cas relèvent déjà d’un autre domaine.
Solitaires, hérétiques (J.V, J.D., …) – les hérétiques déstabilisent des systèmes devenus trop sûrs d’eux-mêmes, ces mauvais coucheurs troublent la linéarité de l’évolution. Mais on leur fait cher payer les problèmes qu’ils causent. Brochets dans les eaux calmes des étangs.
(un très lumineux) Lucifer, selon Josef Váchal.
Gravure sur bois en couleurs, env 80.80 cm, photographiée en 2012 dans l’atelier de Rudo Fila.
———-
Seulement peintre (pas graveur) – l’expérience intense des processus picturaux suffit plus que largement à la réalisation de soi et à la communication. On peut certainement vivre la même chose avec la gravure, mais je ressens un peu le principe de multiplication comme une menace pour l’authenticité. Comme je souffre de technophobie, je pressens dans les exploits techniques les germes de l’aliénation.
Éléments de la peinture (point, ligne, …) – l’adepte de l’art devrait s’initier à sa phénoménologie le plus tôt possible (cours préparatoire du Bauhaus), pour parvenir rapidement à une expression claire. Mais la route qui mène au laconisme est quelquefois très longue, et en chemin on jette ou l’on perd toutes sortes de choses. Souvent, inversement, on ne parvient jamais à se débarrasser de certaines qualités désagréables (qui, paradoxalement, peuvent rendre les œuvres plus humaines).
Art de l’histoire de l’art ? – le « méta » m’a toujours intéressé, je ne l’ai pas ressenti comme un affaiblissement, mais au contraire comme un renfort, comme une solidarité à travers les époques et les pays, à travers les catégories de l’art. En relèvent aussi les citations de banalités ou d’objets qui, par leur intégration dans la peinture, accèdent à la même dignité. Je ne sais s’il s’agit d’une sorte de panesthétisme, ou du contraire.
« Tabula rasa » – je ne sais pas me libérer d’un coup de mes tabous, j’ai besoin de temps, comme pour les strates de la peinture.
Postmoderne ? – si l’éclectisme est vraiment un synonyme de liberté, d’absence de préjugés et de fin des tabous, ce type d’anti-hermétisme, dirigé contre le dogmatisme avant-gardiste, est acceptable. Mais s’il ne fait qu’ouvrir l’espace à des exhibitions faciles de type cabaret dans lesquelles, par confusion ou insuffisance d’invention, on ne fait que simuler la liberté, qu’il dégage ! Après tout, le respect des valeurs vivantes transmises par la tradition peut suffire.
Anciens / Modernes – personne n’a défini encore la jeune et la vieillesse dans les activités de l’esprit. Je connais des vieillards de vingt ans comme des jeunots de quatre-vingt dix ans, et puisque l’art allégorise ou métaphorise la vie, cela vaut aussi dans son domaine.
Hommages (réhabilitations) – des mouvements progressifs ou régressifs et notre impuissance à nous libérer de schémas linéaires dans le domaine de la culture font que beaucoup d’oeuvres importantes échappent à l’attention, et qu’il y a toujours matière à réhabilitation. L’échelle des valeurs ne se complète que très lentement. Combien de génies restent encore à reconnaître, c’est ce que montrent les histoires de l’art, toujours très lacunaires. Dans les dix volumes de l’histoire de l’art de Pijoan, par exemple, il ne s’est pas trouvé de place pour un génie de la taille de Messerschmidt, dans celle de Gombrich, vous ne trouvez ni Hugo, ni Braque, ni Duchamp, ni Roublev, ni Malevitch …
Le chef d’oeuvre inconnu – est une allégorie fascinante de l’utopisme de l’art et, surtout, de sa violence. Cet aspect a malheureusement ses versions kitsch, enrobées en général de science-fiction, suscitées par une pseudo-imagination quasi-scientifique. Comme telles elles me répugnent, et je suis incapable de les intégrer. Je préfère de loin le sentimentalisme du kitsch : pur, à cœur ouvert.