Qu’est-ce que le surréalisme a signifié pour toi ?
Je pense que la peinture abstraite est plus dense et qualitativement supérieure si elle est passée par le surréalisme, ou si elle l’a au moins croisé. Une telle peinture ne risque pas de tomber dans la décoration. La branche vériste du surréalisme m’est de ce fait moins proche que celle de Ernst ou Miro, chez lesquels l’automatisme psychique était compensé par l’automatisme pictural. Je n’ai jamais essayé de peindre conformément à l’orthodoxie surréaliste, mais j’utilise bon nombre des procédés découverts par l’automatisme pictural.. L’abstraction magique – qui vient du surréalisme – m’est sans aucun doute plus proche que l’abstraction décorative, qui résout des problèmes de construction. Il est vrai qu’il y a eu dans le surréalisme des personnalités synthétiques, qui concentraient en elles les mondes inorganique et organique. On ne peut pas être unilatéral : refouler un de ces mondes en mettant l’accent sur l’autre. Chacun s’efforce de faire des choses qui expriment le monde dans sa totalité. Cela suppose bien sûr un certain niveau d’instruction et de délicatesse perceptive, et une volonté d’exploration du monde bien résolue (à cet égard justement – éclairer les zones obscures de l’homme – les surréalistes ont accompli un travail énorme. Il est paradoxal qu’on le leur reproche comme une fuite.)
Tu penses que l’expression artistique moderne tend vers une auto-synthèse ?
Je déteste la rhétorique. La peinture peut y tomber, si on se sert du langage pictural pour ne rien dire. C’est aujourd’hui un phénomène assez fréquent. Que l’on puisse fabriquer des œuvres comme des objets d’artisanat m’est absolument étranger. Pour moi, sans aucun doute, un peintre doit peindre, pas « faire un tableau ». Un peintre doit peindre même s’il doit laisser ses œuvres inachevées, dans un état de balbutiement ou de contradiction. En disant cela je pense aux œuvres à caractère fragmentaire et non fini de nombreux grands artistes. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas été capables ou n’aient pas eu le temps de les amener à maturation, mais ils considèrent l’œuvre comme un dialogue, et ce dialogue reste ouvert. C’est la création qui doit nous satisfaire, pas son résultat. La lecture de Joyce, de Kafka, et de beaucoup d’autres auteurs m’a confirmé dans cette idée. Joyce, par exemple, crée une œuvre en chantier : c’est le processus de création qui devient son but. Un tel principe peut être appliqué également à la peinture moderne. Chaque décomposition formule une nouvelle composition. Même en peignant spontanément, « automatiquement », on manifeste par le choix des moyens et des gestes une attitude constructive ou critique. La peinture est d’abord spontanée, mais ensuite on réduit, on élimine, un contrepoint se met en place, et il n’y a pas lieu de craindre l’anarchie, l’absence de limites ou l’irrésolution. On a là même un critère pour distinguer la peinture qui apporte vraiment quelque chose de la peinture d’épigones, de la rhétorique ou de l’exhibitionnisme.
Tu penses que l’expression gestuelle de « l’art autre » ne tient pas compte du modèle intérieur ?
S’il est stabilisé, fixé, le modèle intérieur peut être aussi dangereux que l’extérieur : il peut entraver la conception de la peinture. Dans le processus pictural, rien ne devrait empêcher la spontanéité, le surgissement d’associations inattendues, rien ne devrait obliger à se rattacher à une représentation déjà établie. La peinture est à elle-même son propre modèle : le matériel lui-même, les moyens picturaux peuvent susciter des associations.
Tu penses qu’il y a dans l’art des « instants décisifs », ou est-ce que les circonstances sont toujours contraires ?
L’instant le plus grave et le plus lourd de responsabilité est … le commencement. Après, je suis d’accord avec Picasso, il n ‘y a que la fin. Les associations me maintiennent dans une tension aventureuse, mais il m’importe aussi de les fixer de telle manière que le spectateur puisse parcourir à son tour le processus de la peinture. L’art est en général une affaire de fixation de représentations, et tout dépend non seulement de leur qualité, mais aussi de celle de leur fixation. Au cours du processus, la représentation peut changer, elle peut même s’inverser. Qu’il en soit ou non ainsi est à nouveau une question « d’instant décisif ».
Tu penses à l’actualité ?
Je sais que c’est devenu une phrase vide, mais le grand art est toujours actuel. Le moment de l’actualité, hélas, est toujours lié également à la mode.
Peut-on être artiste sans être aussi poète ?
Je pense que ces deux concepts se recouvrent. La poésie n’est pas dans la versification, mais dans une attitude par rapport au monde. Il n’est de ce fait pas excessif d’attendre du spectateur qu’il soit – en ce sens, bien entendu -, lui – aussi poète. Mais nous voilà revenus au surréalisme : la poésie devrait être faite par tous …
Entretien avec Juraj Mojžiš
Slovenské pohľady (Regards slovaques), 1965, n°4