Le gang des argentins, argentinophiles et argentintinophiles de Paris, connu dans le milieu sous le nom de « bande à Mosner », vient de sortir le deuxième n° (sur 4 prévus, mais sauront-ils résister aux rappels des lecteurs chavirés ?) de la revue Tango.(www.tango-bar-editions.com)
Le nouveau-né, luxueusement imprimé et allègrement maquetté, est très beau, avec de magnifiques photos de Borges, de Cortazar, de feue la rue Vilin (où Georges Perec chez le grand-père de Paul Fournelretraité au 24 se faire couper la tignasse une fois alla) ou de bars plus ou moins clos, quelques collages joyeusement libertairotiques de Nelly Kaplan, et un peu partout les feux d’artifice de têtes burlesques-pathétiques de l’argentin parigolo au chapeau (qu’on soupçonne de s’être sporgersé à la fenêtre de chaque page de cette espèce de bateau-train-métro, même quand Willem, Honoré ou d’autres ont fait les dessins).
La lecture permet aussi de bien voyager dans la mémoire de quelques espaces-temps de la capiteule capitase : en suivant une jeune femme suivie par un poète-mathématicien dont les intentions progressent en impureté de 0 à 14 (Jacques Roubaud); en recherchant désespérément Suzanne partie acheter un peu d’alzheimer chez son fromager habituel (Jean-Bernard Pouy); en détaillant quelques lieux de rendez-vous – non sans une discrète prière sans doute pour que la personne attendue n’arrive pas avant la dernière rime (Jacques Jouet); en écoutant Borges déclarer superbement, sur fond de prostituée invisible, qu’il n’aime plus le tango depuis qu’il est sorti des bordels, qu’il n’aime pas Paris bien que Paris l’ait inventé, qu’il n’aime pas Borges, ce type qui le fatigue et le rend malade, et qu’il souhaiterait rendre visite à Bouvard et Pécuchet (Jean-Louis Ducournau et Élie Lewi); en se laissant séduire fougueusement et précisément près des écluses par une belle jeune femme brune à cheveux longs terrifiée par on ne sait qui ni quoi (Paul Fournel) [beaucoup de jeunes femmes dans cette revue mélancolique tonique faite par des gens qui ne semblent pas être des sales types mais doivent commencer à se demander si leur ticket est encore valable]; en reconstituant les marelles parisiennes du géant argentin ami des cronopes (Eduardo Berti); en assistant comme si on y était à un vaudeville zonard drolaticau-gloc et en cloque d’escroquerie aux allocs (Gérard Mordillat) ; … Il est question également de la statue de Charles Fourier, l’immortel auteur de la théorie des attractions passionnées, de la pasionaria des fiancées de pirates, d’André Breton qui écrivit pour la gloire de l’un et à la gloire de l’autre … on respire bien, il y a un air de grand large dans le Paris de ces écrivains-là …
[Si vous voulez rester dans la douce euphorie bandonéonique cultivée où vous met ce Tango, il n’est pas très prudent de regarder une nouvelle fois Un homme qui dort, fut-ce dans l’espoir d’y retrouver des plans de la rue Vilin : le personnage marche beaucoup dans Paris, mais pas du tout en flâneur hédoniste, et la fascination par la neutralité et l’indifférence à quoi il se laisse aller engendre un vertige tel que nos protections habituelles sont vite fragilisées. Y compris les suaves vertiges papouargentinificques de l’alcool, de l’amour, et du tango]