imaginanime les choses
en les inimaginant
au moment d’introduire quelques photos de la grande exposition que Jan Švankmajer a actuellement à Prague (jusqu’au 3.2.2013, à la Maison de la cloche de pierre, sous le titre Possibilités de dialogueentre film et créations plus libres), je retrouve ce que j’avais écrit en 1995, pour des « journées du film sur l’art », à Châteauroux, au cours desquelles j’avais projeté son Alice (en tchèque Alenka) et quelques courts métrages, et dans un subit élan de modestie, je me dis que … cela était bon :
Repères biographiques : né à Prague le 4 septembre 1934. Études secondaires de 1950 à 1954 dans l’atelier de scénographie de l’École des Arts Appliqués, et études supérieures de 1954 à 1958 au département Théâtre de « l’Académie des Arts des Muses » (section scénographie et mise en scène de théâtre de marionnettes), à Prague (son indifférence aux exigences et aux contraintes narratives a sans doute une de ses origines dans son absence de formation de cinéaste). A commencé à utiliser des procédés cinématographiques, sans et avec trucages, dans le cadre de la Lanterne Magique, théâtre expérimental pragois très pointu dans les années 6O, qu’il a dirigé de 62 à 64. Tourne son premier court métrage en 1964 dans le cadre du Studio des courts métrages de Prague : Le dernier tour de Monsieur Schwarzwald et de Monsieur Edgar. Ont suivi : J.S.Bach, Fantasia G-moll (1965); Jeu de pierres (1965);Cercueillette (1966); Et coetera (1966); Historia naturae (1967); Le jardin (1968); L’appartement (1968); Pique-nique avec l’homme en blanc (1968); Semaine calme à la maison (1969); L’ossuaire (1970); Don Huant (1970); Jabberwocky (1971); Le journal de Léonard de Vinci (1972); Le château d’Otrante (1973-1979); La chute de la maison Usher (1980); Possibilités de dialogue (1982); A la cave (1982); Le puits, le pendule et l’Espoir (1983); Alice (Long métrage, 1987); Jeux d’hommes (1988); Une autre sorte d’amour (1988); Viande amoureuse (1989); Obscur-Clair-Obscur (1989); Flore (1989); La fin du stalinisme en Bohême (1990); La nourriture (1992); La leçon de Faust (Long métrage, 1994). Entre 1973 et 1980, il est, comme la quasi-totalité des bons cinéastes tchèques ou slovaques, interdit de tournage, et gagne sa vie comme décorateur et réalisateur d’effets spéciaux aux studios de Barrandov. Travaille aussi comme scénographe pour le Théâtre de la Balustrade et le Cinoherny Club, deux des rares théâtres de Prague où l’on continue à monter des pièces non-conformes. A aussi, depuis le début des années 60, une activité indépendante de « plasticien », commencée dans l’esprit de l’ »informel » manière Tàpies ou Burri (cette poétique de la « matière torturée » a été le point de départ de plusieurs des grands artistes tchèques et slovaques de sa génération), poursuivie dans des voies plus impures, redonnant place au figuratif, au principe du collage et au même humour grinçant et macabre qui caractérise ses films. Directions majeures : la création, par la gravure ou les moyens des naturalistes, d’une zoologie monstrueuse, et l’exploration, surtout par le biais de la terre glaise, de l’imagination tactile. Son cinéma a une très grande force plastique et beaucoup des créatures ou des inventions qui l’animent viennent de l’atelier de « l’artiste », ou y trouvent une seconde vie. L’inspiration de son travail des années 60 était déjà nettement surréalisante(l’informel était pour beaucoup de ses protagonistes un dépassement abstrait du surréalisme), et il commence en 1970 à participer aux activités – privées – du groupe surréaliste tchécoslovaque, qui lui tiendra lieu de milieu refuge pendant ces longues années d’un régime hostile à toute forme de liberté intellectuelle ou artistique.
Les films de Jan Švankmajer sont aux antipodes de tout esprit documentaire, ou même narratif. Ils reposent pour une large part sur des techniques dérivées de l’animation de marionnettes, mais leur poésie tient entière dans la formule de l’animation magique de l’inanimé. Famille de Méliès, Tod Browning, Ruiz, Greenaway, Bokanowsky : l’imagination au pouvoir imaginanime les choses en les inimaginant. On assiste à des ballets de galets, des personnages formés de pierres se font, défont, se reforment autrement, des têtes de terre glaise se déforment comiquement ou épouvantablement, s’entredévorent, des vêtements, des meubles, des outils, des jouets, des steaks, des monstres hybrides de squelettes et d’animaux naturalisés, des parties de corps se comportent comme des êtres vivants, des seins ou des bras sortent des murs, des personnes sont englouties par des murs, des marionnettes jonglent avec leur tête, … Ce monde de métamorphoses – auquel Švankmajer confère toujours une crédibilité visuelle parfaite – est vivant excessivement, grouille d’une vie multiple qui ne demande qu’à répandre partout sa joyeuse et terrifiante anarchie. Car le merveilleux s’inverse très vite en fantastique. Le pays des errances revisitées d’Alice est devenu un pays de visions plus souvent effrayantes ou répugnantes qu’admirables, où, par exemple, des boîtes de conserve sont pleines de cafards, des petits pains se hérissent de clous, Alice se trouve emprisonnée dans un immense corps de poupée, des chaussettes longues se transforment en énormes chenilles frénétiques … Ces images ne sont pas « clean », « esthetically correct », prolongent la provocation par le très mauvais goût dans laquelle quelques surréalistes, en particulier Dali, ont réalisé avant-hier d’inchefdoeuvrifiables chefs-d’oeuvre, et en deçà le romantisme spectral de Poe et du roman noir (auquel il a rendu hommage dans Le puits, le pendule et l’Espoir – 1983 -, adaptation d’une nouvelle de Poe combinée à une nouvelle de Barbey d’Aurevilly). Mais les monstres les plus inquiétants ont toujours en même temps quelque chose de grotesque, l’esprit du jeu à la création est toujours sensible, et communicatif. Aussi l’enfance est omniprésente, qui atténue la peur, l’enfance à l’ancienne, l’enfance des brocantes, avec des petites filles et des grandes poupées, des jeux de cubes, des dominos peints, des marionnettes, des jouets mécaniques, des montres à gousset, de grandes armoires, des encriers, … Et tout cela comme le reste est présent en détail : Švankmajer filme tout de très près, est un grand explorateur des vertiges suscités par la macro-vision, celle qui fait que l’on se perd dans ce qu’on voit. Vision tactile. Au début d’Alice, ses lèvres nous avertissent : » Il vous faut maintenant fermer les yeux, si vous voulez voir quelque chose » .
Comme l’indique son titre – Possibilités de dialogue entre film et créations plus libres -, l’exposition actuelle vise à montrer le travail de cinéaste de Jan Švankmajer en rapport avec son travail de « plasticien », qui en est et dont il est inséparable : beaucoup des oeuvres présentées ont été imaginées et réalisées pour des films, ou sont comme des états tridimensionnels et matériels arrêtés de ce dont les films donnent des images en mouvement.
Les quelques photos qui suivent – dont la propension au jaune est sans doute imputable à l’état d’imprégnation ouiskieuse du photographe, Nicéphore Iniepce – devraient vous permettre de vous faire une idée précise de l’étendue et de la diversité du spectre artistique de l’auteur des Conspirateurs du plaisir (1996), Démence (2005) ou Survivre à sa vie (2010) (Cf http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=4731), et vous donner envie, sinon de faire le voyage de Prague, d’au moins voir ou revoir ses films, qui n’ont absolument pas vieilli.