Le surréalisme et

la mise en doute

de la (supposée) réalité

par l’intermédiaire des objets

 

 

Les philosophes parlent volontiers du doute sceptique – généralisé et sans issue – et du doute cartésien – intéressé seulement par les certitudes qui lui échappent -, mais ils ne réfléchissent jamais sur le doute surréaliste. Pourtant … le surréalisme a été une mise en question de valeurs fondamentales de notre civilisation – y comprise la philosophie -, et la prise en considération de ce questionnement, bien plus profond et vaste que ceux des plus grands philosophes, est essentielle pour qui veut comprendre ce mouvement devenu en un sens beaucoup plus étrange et insaisissable qu’à sa grande époque.

Sur quoi porte ce doute ? – la valeur de la logique, de la raison, de la science et celle des moyens irrationnels de connaissance, comme l’intelligence analogique ou prophétique – le règne du moi, radicalement ébranlé par la découverte freudienne de l’Inconscient, et l’impérialisme du langage abstrait, parfaitement maîtrisé – le bien fondé de la notion de « santé mentale », et corrélativement de « folie » – la religion chrétienne, et la morale qui en découle – l’anti-érotisme de cette même religion – le mépris des cultures « primitives », de leurs mythes, de leur art, de leur immersion dans la nature, de leur faculté d’émerveillement – la suprématie de la civilisation blanche occidentale – la nature et l’importance de la sexualité et de l’amour – la place qu’il convient d’accorder à l’imagination et au rêve, ainsi que, corrélativement, aux livres ou aux peintures « réalistes », « naturalistes » – la fonction et les moyens de l’art, au-delà de sa définition illusionniste, liée à la peinture, au dessin ou à la sculpture, et de son association au savoir-faire et au talent – l’importance communément minorée de la fantaisie, du jeu, du rire, de l’humour – le peu de cas fait de la liberté individuelle au nom de la Famille, du Travail, du Capital, de l’Armée et de la Patrie

Comment les surréalistes ont-ils exprimé ce doute ? De manières très diverses, souvent complètement neuves – adaptées à la nouveauté de l’époque -, et toujours très énergiques, voire violentes : par des procès (procès Barrès 1921 ), des pamphlets (Un cadavre, crachats héroïques sur la dépouille encore fumante d’Anatole France, 1924), des manifestes(Manifeste du surréalisme d’André Breton, le premier en 1924, le second en 1929 ; Pour un art révolutionnaire indépendant, du même avec Trotsky, 1938), des revues(LittératureLa Révolution surréaliste, 1924-1930, Le surréalisme au service de la Révolution 1930-1933, Minotaure, 1933-1939), des enquêtes (Le suicide est-il une solution ? 1925 ; Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? 1933), des livres de critique philosophique et de philosophie critique poétiquement engagées (Le surréalisme et la peinture, 1928), des prises de position politiques (adhésion de Breton, Aragon, Eluard, Péret au PC en 1927 ; exclusion de Breton en 1933), des lettres ouvertes (Artaud : adresse au Dalaï Lama, 1946), des tracts (contre l’exposition coloniale, 1931), des insultes, des scandales (projection de L’Âge d’or, de Dali et Bunuel, 1930), mais aussi par des poèmes, des livres, des pièces de théâtre, des films, des œuvres plastiques monstres [ textes automatiques (Breton et Soupault : Les champs magnétiques 1919), récits non fictionnels (Nadja, 1928 ; Les vases communicants, 1932), livres à quatre mains, appartenant quelquefois à la même personne(Péret/Tanguy Dormir dormir dans les pierres, 1927 ; Dali La femme visible, 1930), « poèmes-objets », tableaux peints sans intention, collages (Max Ernst : La femme 100 têtes 1929), frottages, livres objets (Georges Hugnet, 1934), expositions (L’exposition surréaliste, 1933 ; Exposition surréaliste d’objets, 1936 ; Exposition Internationale du Surréalisme, 1938), jeux (cadavre exquis ; définitions ; l’un dans l’autre)], par des anthologies (Anthologie de l’humour noir, 1940), par des conférences, …

et par des objets étranges, bizarres, curieux, merveilleux, fantastiques et pour tout dire « surréalistes ». Comme : un fer à repasser avec une haie de clous au milieu, de Man Ray ; une roue de bicyclette sans bicyclette, fixée sur un socle, de Marcel Duchamp ; un porte bouteilles sans bouteilles, du même Duchamp (Jean Dupuy prétend qu’on appelle ça un « sapin », ce qui peut se lire « ça peint », et exprimerait donc le rejet de la peinture par l’auteur de La mariée mise à nu par ses célibataires, même aussi congrument qu’ailleurs l’inscription Tu m’) ; une boule fendue caressant un croissant de lune, de Giacometti ; un casque de 1916 camouflé en heaume médiéval, trouvé par André Breton ; un veston garni de gobelets autrefois remplis de peppermint et de mouches, déliré par Salvador Dali ; une jeune femme nue sur le corps – et l’âme ? – de laquelle des convives très IIIème République bâfrent des victuailles fournies par Meret Oppenheim ; un parapluie couvert de liège, paré à gagner la cime des sous-bois par Wolfgang Paalen ; des poupées katchinas  ; des masques océaniens ; un vélotoro, de Pablo Picasso (pour qui c’est de trouver un crâne de taureau et d’en faire un siège et un guidon de bicyclette qui aurait été vraiment fort) ; une paire de lunettes pour cyclope (encore jeune) polie par Marcel Mariën ; la maquette d’une « surface à courbure constante négative d’Enneper, dérivée de la pseudo-sphère » (baptisée par Breton, non sans une certaine froideur, peut-être, « campagne de Russie ») ; la rencontre sur lui-même, agencée par Joan Miro, d’un tronc de caroubier peint avec un ressort de sommier, un brûleur à gaz, une chaîne, une manille et une ficelle ; …

définir ces objets pour le moins intrigants et volontiers fascinants est à peu près aussi possible que de définir l’humour – leur caractère humoristique, d’ailleurs, n’y est, sans doute, pas pour rien. Mais on peut dégager certaines caractéristiques communes : les objets surréalistes ne sont pas seulement étranges, ils sont très étranges (dénués en particulier de la moindre utilité apparente, objets en liberté, ou libérés de leur fonction – proches en ce sens des « objets introuvables » de Carelman, sauf que trouvés, ou faits à partir d’objets trouvés), semblent radicalement inconnus, quoique familiers ; comme les images qui viennent lorsqu’on envoie promener son Surmoi, mais sans l’irréalité de ce qui est pris dans un flux, ils sont essentiellement, et souvent violemment, irrationnels, contradictoires, oxymoriques (le loup-table de Victor Brauner est à cet égard emblématique, mais le Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim ou la cage aux faux morceaux de sucre de Marcel Duchamp (Why not sneeze, Rrose Sélavy ?), extérieurement beaucoup moins agressifs, sont eux-aussi des composés hybrides de qualités qui pour nous s’excluent, ce sont de bons exemples de ce que Dali nommait « irrationalité concrète » ; conformément aux fameux impératif ducassien – « la poésie doit être faite par tous et non par un » -, ces objets ne sont pas précieux par leurs matériaux ou par leur élaboration artisanale, ils sont d’origine industrielle ou mécanique (photos, films), et certains, comme l’urinoir transmué en Fontaine par R. Mutt, sont expressément anti-précieux, orientent les pensées dans un sens opposé à celui – ascendant – de la sublimation artistique et poétique ; conformément à la définition du Graal surréaliste proclamée par Breton dès le premier manifeste (« je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. »), les objets surréalistes sont des lieux d’abolition des oppositions qui semblent devoir régir nos vies ; ce ne sont pas des objets « artistiques » au sens ouvragé du mot, ni même des objets avant tout esthétiques (Duchamp aurait dit « rétiniens »), même s’ils ont quelquefois une qualité esthétique remarquable (particulièrement ceux de Giacometti, ou ceux qui ont été trouvés par Breton), mais des images objectivées qui de ce fait fonctionnent comme catalyseurs de doute et de pensée, déclencheurs et aliments de rêverie, ou éléments qui, autant que faire se peut, obligent à remettre en question ce qu’on tenait pour évident (« l’inventeur » de la roue de bicyclette – readymade l’expliquait comme substitut pratique du feu de cheminée, et l’urinoir promu œuvre par seul choix de l’artiste était l’instrument d’une démonstration visant à élargir la notion de l’art) ; par modification du contexte (masques « primitifs », objets trouvés par Breton) ou par « assistance » du poète-artiste (« readymades assistés » de Duchamp, « objets à fonctionnement symbolique »), ce sont des objets uniques, reposant sur une rencontre unique, comme « l’objet aimé » selon la conception surréaliste de l’amour, ou comme les objets visionnaires imaginés par Raymond Roussel

L’oubli du surréalisme dans l’intelligentsia française contemporaine est tel qu’on ne peut que se réjouir d’une grande exposition qui se propose de faire une sorte de bilan des apports surréalistes historiques à l’art des objets (Le surréalisme et l’objet, Centre Pompidou, 30 Octobre 2013 – 3 Mars 2014). Elle permet de découvrir ou revoir de nombreuses œuvres à forte densité magique qui sont pour beaucoup très rarement montrées, et dont la plupart soutiennent remarquablement l’épreuve du temps. L’atmosphère des grandes expositions surréalistes est reconstituée d’une manière aussi vivante que possible, et l’organisation chronologique du parcours permet de se faire une idée assez claire de l’évolution complexe et diverse des rapports des surréalistes aux objets. Applaudissements et remerciements, donc, à Didier Ottinger et à son équipe.

 

Une arête, un hic, un os, un hoc, quand même : dans les premières salles de l’exposition, le visiteur découvre, mêlées aux objets surréalistes, des d’oeuvres d’artistes « contemporains » : des têtes hurlantes de mannequins qui semblent venir tout droit du panier d’une guillotine (Paul Mac Carthy), des assemblages de micro-kitscheries sexuelles (Théo Mercier), des moulages d’organes assemblés (Philippe Mayaux), de grandes photos de mannequins en plastique bellmeriennement intriquées, avec d’énormes sexes adultes (Cindy Sherman), une collection de fausses pierres bonnes à tromper des poissons d’aquarium, avec un assemblage des boîtes en carton qui ont servi à les envoyer au Musée (Mark Dion), ou un mur couvert d’images ou d’inscriptions qui auraient peut-être été amusantes ou provocantes il y a 60 ans, comme un portrait de Staline enfant avec moustache, ou une invitation aux artistes qui ont du talent à se couper les mains (Arnaud Labelle-Rojoux, qui de toute évidence a suivi son propre conseil). On voit bien les affinités extérieures – mannequins, poupées, curiosités, provocation – qui donnent un semblant de justification à la présence de telles choses dans ce contexte, mais ceux qui ont eu l’idée géniale de tels rapprochements ont oublié un détail colossal : ces œuvres « contemporaines » provoquent horreur, dégoût, écoeurement – ajoutons pour être à peu près juste un soupçon d’amusement attristé par la vulgarité -, mais aucun émerveillement, la poésie en est absente. Loin d’exemplifier, comme nous l’explique le prospectus-guide, la « postérité féconde » de l’objet surréaliste « dans l’art contemporain », elles sont d’esprit radicalement anti-poétique et anti-surréaliste. Les critiques violentes par ces artistes de ce qui peut apparaître comme un certain kitsch surréaliste sont peut-être, à certains égards, justifiées (si les photos de Cindy Shermann sont d’une laideur à vomir, la dénonciation qu’elles expriment du « sadisme » surréaliste de Bellmer semble tout à fait recevable), mais elles n’ont rien à faire à cet endroit (puisque l’exposition doit durer encore deux mois et demi, on pourrait peut-être distribuer aux visiteurs des masques oculaires qui leur permettraient de traverser ces salles sans les voir, et les prépareraient à l’obscurité des salles ultérieures).

 

En outre, cette incongruité suggère qu’il n’y a pas de véritable continuation du surréalisme depuis la fin du mouvement historique, et c’est oublier un peu vite, par exemple, Asger Jorn, Jean Dubuffet, Gaston Chaissac, tous les moins fameux de « l’art brut », Antonio Tàpies, Jiří Kolář, Albert Marenčin, Ladislav Novák, Dalibor Chatrný, Jean Dupuy, Jacques Carelman, Pol Bury, André Balthazar, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Daniel Spoerri, Rudolf Fila, Ilya Kabakov, Jan Švankmajer, Erik Dietman, Roland Topor, André Stas, Annette Messager, François Bouillon, Roland Breucker, Mark Brusse, François Righi, Jean-Jacques Sergent, Milan Bočkay, Klára Bočkayová, Fischli & Weiss, Toni Cragg, Otis Laubert, Igor Minárik, Eva Mináriková, Glen Baxter, Philippe Favier, Daniel Fischer, William Kentridge, Joan Fontcuberta, Patrick van Caeckenbergh, Patrick Corillon, Jean-Marc Scanreigh, Gilles Barbier, František Skála, Xenia Hoffmeisterová, Sophie Dutertre, Paul Cox, Guillaume Dégé, Vincent Puente, Richard Fauguet, Elmar Trenkwalder, Erwin Wurm, Philippe Ramette, Plonk et Replonk, …

L’histoire de la continuation du surréalisme dans la période essentiellement hostile qui commence immédiatement après la fin de la guerre (et dont on peut craindre qu’elle ne soit encore loin de sa possible fin), reste à écrire et, d’abord, à montrer. Il y faudra de nombreuses expositions, aussi grandes et ambitieuses que celle-ci. Beaux objets-sphinx en perspective.