Il y a de nombreuses variétés dans l’art de voir et de fixer le hasard des rencontres improbables. Beaucoup sont inséparables de la photographie. Ce que les historiens appellent « photographie humaniste », par exemple, à savoir le courant illustré par Henri Cartier-BressonBrassaïRobert DoisneauWilly RonisÉdouard Boubat, et plusieurs dizaines de photo-flâneurs moins connus (parmi lesquels Gilles Ehrmann, auteur de Les inspirés et leurs demeures, ou Jean Suquet, auquel Duchamp a écrit qu’il avait « mis à nu sa mise à nu »), qui s’intéressaient avant tout aux hommes ordinaires – « hommes du commun » dans la terminologie peu commune de Dubuffet – tels qu’on peut les voir dans la rue ou les lieux publics, occupés à des activités ordinaires (s’embrasser, boire un coup, …), à des instants où ils forment avec l’environ une unité lumineuse extraordinaire, une sorte de grâce.

Manuel Alvarez Bravo (1902 – 2002), dont le Jeu de Paume a présenté tout récemment une très riche rétrospective, peut être rattaché à ce courant (dont l’historicisation est peut-être prématurée : on entend dire de temps à autre que les hommes n’ont pas encore réussi à se débarrasser complètement de leur humanité, et de jeunes photographes en quête de sujets originaux pourraient bien essayer d’en apporter la preuve).

AB (André Breton) tenait AB (Alvarez Bravo) en grande estime (et, plus que réciproquement, sans doute, AB AB). Au point de lui commander une photo pour la couverture du catalogue de l’exposition surréaliste de 1939 (ce sera l’étrangement peu étrange « Bonne renommée endormie » : sur fond de mur décrépi, une belle jeune femme bien complète de toutes ses rondeurs, allongée sur le dos et sur une couverture, nue – à l’exception de parties des pieds, des poignets et du bas ventre recouvertes de bandelettes -, s’abandonne au soleil ; quelques cactus de garde prêts à mordre à côté d’elle rappellent aux pata-botanistes tendance Thomas que les roses ont des épines). L’auteur des Vases communicants, dont l’intérêt pour la photographie remontait aux commencements de l’aventure surréaliste, avait sans doute reconnu le caractère essentiellement poétique de la vision de celui que Paul Strand qualifiait d’ « Atget mexicain ». Il pensait probablement qu’il n’y avait pas si loin de la machine montevidéo-palaise à patacoudre parapluie et machine à coudre sur une table à dissection au détecteur mexicain de moments où se concilient les extrêmes opposés de la lumière et de l’ombre, de la jeunesse et de l’effondrement, de la réalité et de l’illusion, de la douceur et des piquants, des vivants et des morts.

Les exigences esthétiques de Don Manuel Alvarez Bravo étaient toujours très hautes (un contraste marqué entre zones claires et sombres, et de très nombreuses nuances intermédiaires dans le clair-obscur comme dans l’obscur-clair), mais la beauté ne lui suffisait pas, il lui fallait toujours aussi une dimension d’insolite, d’insolite trouvé, ainsi que de mystère essentiel. Mystère dont les parcours labyrinthiques passent et repassent par les cases de : les apparitions ; la vie malgré tout ; la mort injuste ; la jeunesse ; la rêverie ; la nudité ; la lumière du jour ; les jeux de l’ombre ; les animaux peints ou sculptés ; la curiosité ; les chiens errants ; le chemin de la vie ; les épines ; la pauvreté ingénieuse ; la beauté vitale ; la mort dans la vie ; la vie dans la mort ; la révolte ; les fruits ; la plénitude des seins ; les mannequins (des vitrines) ; …

 

[pour ceulles de mes lecteurices qui n’auraient pas en mémoire les photographies d’Alvarez Bravo, je me suis permis d’en scanner quelques-unes sur l’excellent Photo Poche qui lui est consacré, en espérant que la publicité que je leur fais – j’ajoute, pour faire bonne mesure, qu’on trouvera dans la même collection, publiée désormais par Actes Sud, des volumes non moins excellents consacrés à tous les représentants de la photographie « humaniste » – les dissuadera de toute chicane procédurière ou procédure chicanière envers mon encontre]

 

Manuel Alvarez Bravo : Deux paires de jambes, 1928-1929

Manuel Alvarez Bravo : Le songe, 1931

Manuel Alvarez Bravo : Portrait posthume, 1934-1935

Manuel Alvarez Bravo : La bonne renommée endormie, 1938-1939

Manuel Alvarez Bravo : La débandée, 1938-1939

Manuel Alvarez Bravo : Fenêtre de radiographies, 1940

Manuel Alvarez Bravo : Jour d’abattage, 1945

Manuel Alvarez Bravo : Lumière étirée, 1944-1947

Manuel Alvarez Bravo : Il faut croire aux rêves, 1966

Manuel Alvarez Bravo : Fruit défendu, 1976