[ troisième et dernière partie de l’essai consacré au livre de Chalupecký ]
2. Art dedans hors le monde (3/3)
Une conséquence remarquable de la perspective de Chalupecký est qu’elle déplace complètement les enjeux et les termes des débats contemporains suscités par les néologismes « postmodernes » : « Transavant-garde », « Neue Wilde », « Figuration libre », « Nouvelle Sensibilité », « Nouveau Baroque »… Sa position (exprimée directement dans un texte d’une trentaine de pages sur Le sens de l’art moderne — non traduit et un peu partout, notamment dans les histoires qui suivent, d’une manière allusive) nous semble pouvoir être résumée ainsi : l’art postmoderne n’est qu’un art moderne. Il a eu des avants, par exemple l’expressionnisme allemand des années 10 ou le groupe Cobra fin des années 40, et il aura des après, des arts « post-postmodernes », mais il lui manque ce qui fait l’essence de la modernité : c’est un art qui se ferme au monde, qui s’enferme dans le milieu de l’art et la tradition de l’art, un art amoureux de sa prison (dans laquelle il n’a pas tardé à se transformer en parfaite convention, incroyablement lucrative, engendrant ainsi une figure pas tout à fait inédite et très apte à réjouir la gidouille du père Ubu : le total académisme de la totale liberté. Soit dit entre les parenthèses où nous sommes, on comprendrait sans doute beaucoup de paradoxes de l’histoire de l’art moderne à là lumière d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné). La Trans-avantgarde prône un éclectisme sensualiste bien contraire au rigorisme ascétique des avant-gardes, mais elle est plutôt un en-deçà qu’un au-delà, régression que dépassement. Des artistes qui ont cherché un véritable au-delà, non seulement des avant-gardes, mais de l’art, c’est-à-dire des formes et du milieu de l’art, il y en a eu : le véritable avenir se conjugue au présent et a commencé bien avant les années 80, par exemple avec Duchamp, Picabia, Schwitters…, et il a recommencé avec Cage, Kaprow, Oldenburg…, puis encore une fois avec Klein, Christo, Tinguely…, ou bien avec Nitsch, Brus, Schwarzkogler…, ou encore avec Smithson, Long… L’art qu’on dit « post-moderne » ne mérite pas son nom car il ne se définit que contre une petite partie de la modernité, mais il existe un « trans-art », moderne, qui n’est pas et ne veut pas être un après de l’art moderne, mais en incarne plutôt, pour reprendre l’expression de Restany (très proche en un sens de Chalupecký, quoiqu’engagé plus radicalement encore du côté du dehors, de la « nature »), « l’autre face » !…
Ces formulations sont peut-être trop nettes, trop radicalisées. Dans les textes que vous vous apprêtez à lire, ou que vous avez déjà lus, il y a comme une fusion de la perspective historique objective et de la perspective transversale où deviennent intelligibles ceux qui font comme des trous dans l’histoire. L’art-jeu, l’art des confins de Kmentová, ou celui de Kolář, par exemple, semblent rêvés comme des après de l’art moderne. La très vieille illusion n’est pas loin du passage à une autre dimension, l’idée d’une terre promise de la grâce où l’art, l’argent et la singerie du talent seront enfin abolis, et dont Boudník, Novák, Kolář, seraient les prophètes. Une sorte d’utopisation de l’histoire n’est pas absente de ces histoires, et elle se manifeste aussi dans l’idée que l’art moderne est historiquement orienté vers ses confins, vers sa dissolution dans l’immatérialité, l’absence d’œuvre (Pourtant, il y a une grande différence, essentielle du point de vue même de Chalupecký bien qu’il ne la marque pas, entre la désincarnation qu’ont cultivée les artistes minimalistes et conceptualistes, et l’éphémérisation de l’art qui caractérise les actionnismes de toute sorte, des sources dadaïstes aux happenings de Kaprow, des sacrifices de Nitsch aux emballages de Christo : le premier déplacement de la notion traditionnelle de l’art ne vient pas du désir de sortir de l’art, d’aller chercher de l’oxygène ailleurs, mais au contraire de la volonté de faire un art qui ne soit que de l’art, un art pur, soustrait de tout élément étranger, réduit à son essence, un art pour l’art et sur l’art. « L’actionnisme », au contraire, est une des formes majeures du refus des étroitesses du monde de l’art, une des solutions les plus radicales qui aient été inventées pour en sortir, aussi différentes que soient ses versions, c’est toujours un art impur, ouvert, extraverti, un art contre l’« art », dans et sur le monde, la nature, la vie, la civilisation, le chaos…). On est aussi parfois un peu gêné par une certaine prévention nationaliste en faveur de l’art tchèque et slovaque ; Chalupecký voit bien l’existence d’un complexe très général d’attitudes et de passions vis-à-vis de ce domaine singulier du sublime qu’est l’art moderne, il le voit mieux que beaucoup de théoriciens des pays de l’« Ouest », mais en même temps tout se passe comme s’il ne réfléchissait ce système de forces et de contre-forces qu’à travers les artistes tchèques et slovaques qui s’y inscrivent, comme si les conditions extrêmement peu favorables qui leur sont faites étaient des garanties de pureté, comme si inversement le seul fait d’être exposé aux tentations de l’argent facile impliquait qu’on y succombe. Ses réflexions théoriques sont très universelles, référées à l’horizon majeur de l’histoire de la « civilisation occidentale », les différences de régimes politiques n’y sont absolument pas pertinentes, mais ses réflexions « appliquées » reconnaissent volontiers un privilège, une condition positive dans le fait d’avoir eu à créer à l’Est du rideau de fer. Les intellectuels occidentaux ont souvent une façon beaucoup trop politique de voir les choses, le préjugé est très répandu selon lequel rien de bon ne saurait naître d’un régime qu’on tient pour détestable, et il faut souligner ce qu’il y a de vrai dans les valorisations paradoxales du théoricien tchèque : les artistes qui décident là-bas de suivre leur propre voie sont effectivement très peu susceptibles d’être détournés d’eux-mêmes par les mouvements qui fournissent ailleurs des alibis tout trouvés. Pour qu’un artiste fasse quelque chose qui puisse nous toucher, il est essentiel qu’il s’en remette à lui-même, qu’il recentre tout a partir de sa vision des choses, de son « idiosyncrasie » qu’il en prenne la responsabilité, et ce moment toujours difficile — il est tellement plus simple d’être le zombie d’un quelconque isme — est facilité quand il n’y a pas de représentant crédible du « Surmoi esthétique » de la société. Mais quand même, la légère déformation nationaliste qu’on sent à certains endroits (évidemment compréhensible, et légitime même, quand on sait la façon dont la communauté internationale a presque complètement laissé tomber les artistes modernes en Tchécoslovaquie, ou bien quand on est conscient de la difficulté qu’il y a là- bas, tant pour les artistes que pour les théoriciens, à se procurer les informations indispensables sur ce qui se passe dans le monde de l’art contemporain), fausse un peu la présentation des choses. Le type d’approche des histoires permet d’étudier un auteur absolument « en soi », et c’est fondamentalement l’approche la plus juste : ce sont, en un sens, les œuvres qui font les artistes, mais les œuvres ne trouvent leur cohérence et leur résonance la plus exacte que dans la trajectoire de ceux qu’elles « créent ». Toutefois, le contexte artistique ou « transartistique » manque souvent, qui permettrait d’interroger les œuvres ou les non-œuvres des uns et des autres dans une perspective vraiment universelle. Boudník, par exemple, doit être pensé pour ses œuvres avec Tàpies, Wols, Fautrier, Burri… Son originalité est tout à fait réelle, et la plupart de ses gravures ne sont pas moins fortes que les œuvres des grands classiques de l’« informel », mais les limites qu’il a explorées sont les mêmes ; les confins de Balcar sont en gros ceux du « pop »-non « pop » de Dine et de Segal ; Kolář et Novák ont trouvé leur fortune poético-artistique dans les limites supérieures de l’art, en descendant de la poésie vers l’art, ils sont mal situables dans le schéma d’une force centrifuge qui entraîne les artistes a sortir de l’art vers la société car tous deux sont partis d’une forme de « non-art », c’est l’art qui a été leur Amérique, et en cela ils sont comparables non seulement à certains dadaïstes et à certains surréalistes, mais aussi aux lettristes et aux protagonistes de la poésie visuelle ; Knýzák, Kmentová, Mlynárčik sont vraiment partis de l’art classiquement défini, l’un vers les confins des happenings et des concerts rock, l’autre vers une sculpture rapprochée au maximum de la vie, le troisième vers la poésie nouveau-réaliste de ready-mades supra-objectifs et plus ou moins « assistés », mais il semble que Kmentová soit la seule à qui le renoncement à l’art et à sa discipline ait coûté quelque chose. Elle seule avait un « surmoi artistique » fort. Knížák et Mlynárčik ne semblent pas avoir eu beaucoup de mal à aller dans le sens de la profanation : comme la plupart des artistes « révolutionnaires » des années soixante-soixante-dix, ils ne se rendaient pas compte de la maîtrise surhumaine que l’art a si souvent signifié. Štembera et Mlčoch sont venus de l’extérieur, ils ne sont passés ni l’un ni l’autre par une école d’art, et le dehors où ils ont créé leurs œuvres-actions, le dehors « body-art » semble résulter d’une révolte tournée moins contre l’art que contre son absence de risque. (L’essence non- formelle de l’« art corporel » est une limite qu’on retrouve aussi bien dans la peinture restée peinture que dans la littérature ou tout à fait hors de l’art, la limite qui est tracée par la corne du taureau, celle qui sépare le sûr du périlleux, ou le permis du tabou : en un sens, Francis Bacon ou Michel Leiris étaient, sont des « body-artists »…
La thèse selon laquelle il n’y a pas de place pour l’art dans notre civilisation est vraie à l’ouest comme à l’est du rideau de fer, mais en des sens très différents. Là-bas, l’art en tant qu’expression libre n’est toléré, exposé ou reproduit que pour autant qu’il ne semble pas contredire l’optimisme officiel. Il n’y a pas de place pour ce que nous nommons « art » (mais il y a bien sûr des artistes-comédiens pour jouer le rôle, officiellement programmé, de l’artiste indépendant), parce qu’il n’y a pas de place pour la pluralité des Vérités. L’Etat est gouverné par des « philosophes » qui détiennent La Vérité, et les « poètes » sont renvoyés à leur obscurité préhistorique au même titre que tous ceux qui pensent différemment, et ne le cachent pas. (La normalisation n’est pas tournée seulement contre la « culture », les rectificateurs de conscience ne s’en prennent pas seulement aux « intellectuels » : le clergé est pour eux un ennemi beaucoup plus sérieux, car il bénéficie du soutien d’une grande partie de la population et est donc beaucoup plus difficile à neutraliser). Dans les sociétés démocratiques, il n’y a pas de place pour l’art parce qu’il n’y a pas de temps pour l’art, pour s’arrêter devant les œuvres, les laisser résonner, les contempler. Il n’y a pas de place pour l’art, car il y a trop d’œuvres, et qui se mêlent à l’immense flux bariolé de tout ce qui sollicite notre attention : ce qui a été conçu au moins en partie comme un objet de recueillement en vient à être pris comme un objet de curiosité, d’analyse, de conversation. Il n’y a pas de place pour l’art parce que même si on installe des tableaux dans un cloître, un musée ne sera jamais un couvent. Comment se recueillir dans un lieu qui appelle si inévitablement la comparaison ? Les musées sont peut-être des cimetières, mais il leur manque la solitude que donnent les cimetières, où la diversité des tombes et des inscriptions n’entame qu’en surface la grande égalité de la mort.
L’expression « confins de l’art » est pensée par Chalupecký selon l’image romantique, belle, d’une force qui veut l’infini, la vie dans l’infini, et qui s’infiltre patiemment, silencieusement, à travers les digues de l’Art, pour rejoindre son pays perdu… Qui voudrait critiquer ce qui suggère une si grande rêverie… ? Si, quand même/ on refuse de restreindre par une image, si prenante soit-elle, l’idée d’un art tendant vers ses limites ou les dépassant, on est amené à dire que tout ce qui compte dans l’art moderne est « aux confins ». Certains mettent la peinture sous la tension de la musique, d’autre la soumettent à des exigences métaphysiques ou religieuses, d’autres la tirent vers la sculpture, ou inversement « trahissent » la sculpture vers l’idéal de la peinture, d’autres sont attirés par les extérieurs « inférieurs » de la science, de l’architecture, de la fête, des rites, de la photographie, de la folie, du cinéma… Guy Scarpetta, un des théoriciens français les plus conscients de la spécificité de l’art, croit voir dans l’impureté le caractère distinctif de l’art des années « post-modernes » : il nous semble au contraire qu’elle caractérise essentiellement tout l’art moderne (quand la peinture et la sculpture des années 80 ont tendance à revenir aux limites qu’on avait pu croire abolies). Tous les musées d’art moderne sont des collections de « monstres », d’inventions essentiellement excentriques. S’il est vrai que les maniéristes sont les premiers à avoir exploré systématiquement certaines possibilités aberrantes de la peinture, on peut dire par image que tout l’art moderne est essentiellement maniériste. C’est un art qui est tout sauf immobile, et dans sa mobilité il ne cesse de se projeter vers « autre chose », d’autres domaines, d’autres genres, d’autres niveaux, et il a engendré ainsi d’innombrables arts nouveaux, plus ou moins éphémères, et essentiellement intermédiaires. (Il semble qu’on puisse énoncer le théorème suivant : si les œuvres — resp. « non-œuvres » — qui illustrent ces nouveaux types d’art sont d’ordre « inférieur » à celui de la pure peinture ou de la pure sculpture, elles sont d’ordre « supérieur » à celui des productions-types du domaine qu’elles parasitent ; si elles sont d’ordre « inférieur » à celui du domaine qui prend sa réalité aux arts visuels classiques, elles sont d’ordre « supérieur » à leur point de départ : Warhol/Klee. L’art moderne est essentiellement multiple, ne cesse de se différencier en se projetant, et en ce sens Marcel Duchamp mérite vraiment d’être tenu pour l’artiste moderne par excellence, car tous les problèmes artistiques et métaphysiques qui l’ont occupé étaient des problèmes de projection.
Aux confins de l’art… Il manque quelque chose au titre de ce livre : tous les artistes dont Chalupecký a écrit l’histoire se sont bien aventurés au-delà des limites traditionnelles et modernes de la peinture, de la gravure, de la sculpture, du collage, ou même de l’architecture (Mlynárčik, Knížák), ils ont vraiment été des artistes modernes, mais qu’est-ce qui les distingue des autres artistes modernes, en Tchécoslovaquie ou dans le monde ? Chacun d’eux a fait reculer une frontière de l’art, chacun d’eux a découvert, exploré — et saturé — un espace de création inconnu, mais ce n’est pas seulement pour cela qu’ils ont tant intéressé Chalupecký. Il y a, par exemple, dans l’histoire de l’art du XXème siècle, des artistes qui ont découvert des mondes esthétiques insoupçonnés en réduisant l’art à l’invention de nouvelles sensations, et vraiment la « face du monde » en a été changée, mais on n’en trouve pas trace dans ces histoires. Il est vrai que les grands représentants de l’op’art ou de l’art cinétique (ces courants « matérialistes » anti-spirituels dont paradoxalement Duchamp est aussi le père — ou le grand-père spirituel : il ne fut pas seulement l’ennemi déclaré de l’art « rétinien », il en fut aussi l’inventeur) sont plutôt rares tant en Bohême qu’en Slovaquie (dans ce cas, l’hostilité du régime à l’art moderne et la relative arriération technologique du pays n’y sont sans doute pas pour rien, car ce genre de recherches demande toujours un matériel sophistiqué, des investissements considérables et des lieux spéciaux) : on peut citer Radek Kratina (1928), qui fait des « sculptures » manipulables à base d’éléments simples en bois ou en nickel, Zdeňek Sykora (1920), qui réalise des compositions structurales complexes et délicates en s’aidant d’un ordinateur ; le bratislavien Milan Dobeš (1929), qui était bien parti pour réaliser des choses très intéressantes dans la lignée de Moholy-Nagy et de Schöffer mais s’est interrompu dans les années 70 ; Miloš Urbasek (1932), qui a trouvé sa mine d’or dans les possibilités constructives offertes par les formes des lettres (plus proche de la « post-painterly abstraction » que de l’op-art), mais les deux plus grandes personnalités qu’on puisse inscrire dans cette mouvance y occupent une place marginale ; Hugo Demartini (1931) a pendant longtemps exploré une sorte d’art optique impur, lié à l’espace ambiant ; et Karel Malich (1924), incarne depuis plusieurs années la figure improbable d’un visionnaire du sensible, s’efforçant de traduire spatialement par des dessins ou par des montages complexes de fil de fer des expériences concernant exclusivement les sens, comme par exemple une promenade dans le jardin. A nouveau donc : quand tout l’art moderne est sous un signe de dépassement, qu’est-ce qui caractérise l’au-delà de Boudník, Balcar…!
Cette question pourrait ne pas avoir de réponse. Il n’y a pas de raison décisive qui implique l’existence d’une unité forte entre neuf études consacrées à huit artistes tchèques et un slovaque, et regroupées sous le titre Aux confins de l’art. Mais il y a et unité et réponse. L’intuition de Chalupecký est partiale, mais juste. Tous ont voulu rapprocher l’art de la vie, et tous ont cherché à réintroduire le plus possible de vie dans l’art. Tous les artistes dont parle ce livre sont des figures du romantisme de l’art moderne. Qu’est-ce que cela veut dire ? « Il s’agit de transformer le monde », « Il faut changer la vie »… ces formules et mille autres semblables sont évidentes pour ceux qui voient le monde auréolé de l’impuissance de l’art, mais si on valorise ce qui est maîtrisé, voulu, dominé, si on met loin au-dessus de la vie l’artificiel délibéré, elles semblent grotesques ou délirantes, elles perdent tout pouvoir illuminant. Et la perspective qui valorise l’art contre la vie favorise une intelligence beaucoup plus profonde de tout ce qu’il y a dans l’art le moins apparent de procédés, de calculs, de stratagèmes, de savoir-faire, de raffinements : Poë, Gautier, Baudelaire, Huysmans, Mallarmé, Valéry, Paulhan pouvaient admirer en connaisseurs ce qu’il y a d’art dans les paroles du Christ, dans les poèmes de Rimbaud, ils ne pouvaient sans doute pas bien comprendre que des artistes aussi immenses aient tenu l’art pour si peu de chose, qu’ils aient placé la vie — éternelle ou « vraie » — si infiniment au-dessus de l’art. Pour le dire dans les termes de Musil : il est presque impossible pour ceux qui jouent la vie à la baisse de comprendre ceux qui la jouent à la hausse. Qu’un poète « doué » méprise une carrière d’homme de lettres pour aller chercher fortune dans le Harrar est à la limite de l’imaginable pour un professeur d’anglais ou un pape à la N.R.F. Chalupecký raconte bien comment l’avant-garde pragoise, a trouvé risibles les « œuvres » faites d’objets de rebut qu’exposait Knížák au début des années soixante, et il est probable, en ces temps de reflux du romantisme, que la plupart de ceux et celles qui liront ses histoires les prendront avec une sympathie… sceptique. Et ils auront raison. Mais ils ne se mettront en mesure de les comprendre que s’ils acceptent, pour un moment au moins, de regarder les choses du point de vue inverse, selon la perspective fiévreuse, brûlante, de ceux qui sont tendus vers la perte de conscience, l’abandon, l’abolition de tout ce qui fait distance, de tout ce qui sépare du centre. Dans l’axe de cette tension, l’art ne peut guère apparaître que comme un obstacle ou un pis-aller, une concession inévitable à la froideur du monde, et les oeuvres de ceux pour qui les oeuvres sont tout paraissent froides, formalistes, extérieures, inhumaines, artificielles pour le moins. Déception de Breton apprenant les secrets de fabrication des Impressions d’Afrique. Dans la tension de cette passion, c’est l’art des écrivains et des artistes « de sang froid » qui semble incompréhensible et méprisable. Il y a là une fatalité générale d’opacité et d’affrontement proprement tragique, une fatalité qui, si on la conçoit dans toute son ampleur, est au principe d’une grande part de l’histoire des temps modernes, dans ses moments les plus atroces comme dans ses moments les plus hauts. Il y a là une antinomie profonde, primordiale, qui se diffracte et se perd en oppositions seulement « psychologiques », « culturelles », « politiques », « grammaticales » ou « physiques » : comment le Dedans pourrait-il s’identifier au Dehors ? l’Exaltation à la Raison ? le Lyrisme au Réalisme ? le Brûlant au Glacé ? Comment Voltaire aurait-il pu comprendre Hugo ? Comment Nietzsche aurait-il pu comprendre Wagner ? On retrouve ce conflit partout dans l’histoire de notre siècle, souvent intériorisé à un tel point qu’il est parfaitement vain de vouloir situer les uns et les autres relativement à ses formes principielles : l’Ulrich de Musil connaît aussi bien l’ironie positiviste que le désir de l’« autre état », Artaud et Michaux ne sont du côté froid que par rapport à Breton et son insupportable optimisme, le mime Breton, si essentiellement lyrique et exalté, fait preuve dans toutes ses polémiques avec les communistes « réalistes » de beaucoup plus de lucidité que ses amis-ennemis…Pour beaucoup d1 intellectuels français, à la suite notamment de Bataille, Robbe-Grillet, Barthes et, plus récemment, Milan Kundera, les mots « poète », « romantique », « lyrique » sont à peu près équivalents, immédiatement traductibles en « phraseur », « idéaliste », « innocent » ; et à l’inverse, l’image du romancier voyant les choses comme elles sont et expert à les démystifier leur semble assez juste : on comprend qu’une telle conception s’accorde bien avec une activité de romancier ou de théoricien de la « littérature », mais elle est peut-être un petit peu… rapide. Les correspondances des polarités mythiques sont rompues, la simplicité qu’elles rendaient possible n’est plus trouvable qu’à l’état de simplisme, et toutes les combinaisons qui seraient monstrueuses relativement à cette mini-mythologie sont assez facilement exemplifiables : poète-romancier, romancier-lyrique, poète-réaliste, anti-poète-irréaliste, lyrique-anti-romantique, réaliste aveugle… c’est à l’appui des combinaisons pleines de la mythologie anti-poétique, anti-mythologique, qu’il serait difficile de citer des noms. Certaines formes populaires de romantisme — élitiste ou démocratique — ont amené les plus atroces et les plus perverses des catastrophes humaines de ce siècle, mais il serait absurde d’en inférer que tout romantisme est à rejeter, et puis, encore une fois, l’art et la poésie sont beaucoup autonomes qu’on ne croit : contrairement à ce que supposent ceux qui confondent l’activité critique avec l’exercice d’une psychologie aussi tendancieuse que tendancielle, les « œuvres » ne tirent pas leur qualité du complexe de valorisations et de sentiments sans lequel elles n’auraient pas vu le jour, et toutes les réserves qu’on est en droit de formuler vis-à-vis des doctrines romantiques ne sauraient annuler la longue série d’immenses moments d’art que nous devons à l’état d’esprit très général dont elles ne furent elles-mêmes que des élaborations.
Chalupecký est « de plain-pied » avec les artistes dont il parle. Tous leurs chemins mènent à son romantisme. Des perspectives très diverses et quelquefois contradictoires trouvent dans la grande perspective qu’il trace une sorte de lieu absolu. C’est un des aspects, les plus fascinants de ces Confins de l’art. L’auteur possède à un très haut degré les facultés relativisantes, anti-théoriques, qui font les véritables critiques : sensibilité à ce qu’il y a d’absolument singulier chez chaque auteur, aptitude à reconstituer les coordonnées subjectives relativement auxquelles s’ordonnent les œuvres (la démarche critique ne procède pas d’une quelconque connivence avec les artistes, au contraire, elle est force et art de résister à la compréhension immédiate, aptitude à zoologiser ce qui se donne dans une aura d’évidence), mais il ne tombe pas dans l’espèce d’inconsistance philosophique qui est la tentation peu résistible de ce genre d’intelligence. On a l’impression rare à le lire que les mots « monde », « vie », « art », « artiste », « transcendance », « immanence » ne sont pas seulement ni même essentiellement des mots. Ses mots cardinaux fonctionnent vraiment comme des mots-clefs, ouvrent vraiment l’accès au monde, et ses « personnages » n’ont pas l’air d’être complètement enfermés dans les globes de folie transparente qui les séparent et les rapprochent à jamais de la réalité. Une telle « naïveté » ne pourrait sans doute pas s’harmoniser avec l’essentielle non-naïveté de l’attitude critique s’il n’y avait une certaine communauté de vision entre les artistes et leur « biographe ». La grande rêverie d’un monde subjectivisé par l’art ( et d’un art qui doit s’objectiviser hors du monde de l’art) est de nature romantique elle aussi.
Evidemment, si on accentue le côté personnel et fermé des œuvres, cette grande unité tend à se dissiper. Il y a romantisme, et romantisme. On est vraiment en droit de dire que tous les artistes dont les histoires suivent ont introduit la vie dans l’art, sous forme de spontanéité, de matériaux de rebut, d’images de magazines, de reproductions de chefs-d’œuvre, d’objets de la vie simple, de choses usagées, d’empreintes du corps, de participation de la foule anonyme ou d’actions, mais tous n’allaient pas vers la vie. Si le fond du romantisme est bien l’idéalisation de la vie et le rêve caressé d’une dissolution dans la vie, le désir passionné de l’être dedans, de la perte de conscience dans un infini nourricier (dans le romantisme de gauche, l’infini s’appelle « nature », « peuple », « humanité », « histoire » ; dans le romantisme de droite, il s’appelle « race », « force », « volonté de puissance », « peuple », « nature »), si son prototype est l’amour de Faust pour Marguerite, s’il signifie pour les instruits l’oubli de leur science, pour les civilisés le rêve du retour à la sauvagerie, pour les artistes le dépassement ou l’abolition de l’art, alors Boudník, Knížák, Mlynárčik, Štembera, Mlčoch ont été vraiment des artistes romantiques, comme en général les « informels », les tenants de Fluxus, les protagonistes du « nouveau réalisme » ou les « actionnistes ». Dans les œuvres de Kmentová, la passion de la vie est seulement représentée, et elle a un caractère très silencieux, très fondamental, très discret. Novák n’est pas moins romantique que Boudnik & Co, mais il en est beaucoup plus conscient, et de l’absolue incompatibilité de ses « chimères » avec les conditions de la vie : on retrouve en lui l’ironie très singulière du grand romantisme historique, celle d’Hoffmann ou d’Achim d’Arnim. Balcar… Balcar détonne dans ce contexte, car il semble n’y avoir eu chez lui aucune idéalisation de la vie : plutôt un grand étonnement perpétué, fixé sur les rapports entre les gens. Et la position de Kolář est très exceptionnelle , car le ressort principal de sa prodigieuse inventivité est dans le refus du romantisme, dans l’idéalisation de l’art contre la vie. Chalupecký fait très justement remarquer que L’Art poétique de Kolář est résolument classique quand la Lyre noire ou la Suite tchèque sont d’un poète intimement concerné par le destin du peuple tchèque et l’horreur des camps de concentration, mais il nous semble que le besoin d’abréagir ces choses manifeste seulement son « humanité », la conscience de l’appartenance sensible à la communauté humaine. Le romantisme tend à l’anti-humanisme, les exemples sont innombrables d’hommes chez qui il s’est figé en religion révolutionnaire, oubli de l’humanité au nom de l’Humanité, mais Kolář semble s’être débarrassé très rapidement de son romantisme initial. Son œuvre, tant poétique que visuelle, est sous un signe fondamental d’étonnement, de questionnement, de volonté de conscience et de responsabilité. La poésie et l’art lui ont été moyen d’explorer le mystère de la vie, et de continuer à vivre au-delà de l’effondrement de la communauté humaine.
Rares sont les œuvres qui imposent le mystère du monde. L’art n’agit qu’exceptionnellement comme une révélation, et cette dimension n’est pas nécessaire à sa grandeur. Le cubisme de Picasso et de Braque est un des plus hauts moments de la peinture et c’est de la peinture sur rien : guitares, bouteilles, journaux…, l’insignifiance la plus complète. Un art où l’objet est complètement réduit au statut de prétexte. L’idéal de Flaubert est probablement incompatible avec le roman, si du moins on vise autre chose que la délectation masochiste du surmoi anti-anti-intellectuel des lecteurs, et les poèmes qu’il a inspirés (par exemple à Mallarmé, ou à Valéry) sont d’une beauté glacée ou pétrifiée, « plastique », mais il peut être extrêmement fécond dans les arts visuels et dans la musique. En valorisant Duchamp contre Picasso, Chalupecký prend position contre l’essentielle perversion de l’art plastique. Son utopie d’un au-delà est celle d’un art plein, c’est l’utopie inverse de celle de Flaubert, et elle n’est pas moins étrange, car la « superficialité » de l’art, et le fait qu’il soit toujours une affaire de formes, de couleurs, de composition… semble ne pouvoir que faire obstacle à son éventuelle transparence. Mais le plus curieux, c’est que les artistes dont il a écrit les histoires s’en approchent peu, et d’une manière contradictoire. Ceux dont les oeuvres cessent le plus de ressembler à des oeuvres (Knížák, Mlynárčik, Štembera, Mlčoch) sont aussi les moins méditatifs leur art n’est pas formaliste, il s’en faut, mais il n’est pas pour la « contemplation » ; les rêveries qu’il suscite en viennent rapidement à prendre pour objet l’esprit qui l’a conçu. Inversement, les œuvres qui incitent le plus a des rêveries métaphysiques sont les plus « œuvres », et du même coup, les plus susceptibles de servir à la décoration des intérieurs « bourgeois », comme « suppléments d’âme » (Balcar et Kolář sont aussi deux des artistes tchèques qui « se » vendent le mieux à l’étranger). L’abandon de la relation thématisante libère une puissance poétique très forte, mais il semble qu’elle condamne aussi certaines dimensions supérieures de l’art. Marcel Duchamp est, selon Chalupecký, l’artiste moderne par excellence, mais on ne trouve pas dans ces histoires ceux qui, parmi les artistes tchécoslovaques s’en rapprochent le plus, ceux dont les œuvres ont le même caractère de miroir métaphysique : Váchal et Šíma sont liés à l’époque d’avant la deuxième guerre mondiale, mais pourquoi pas Boštik, Lacina, Fila ? Aucun d’eux, du point de vue formel, n’est aussi « révolutionnaire » que Duchamp, mais où est-il écrit que l’originalité, à fortiori la profondeur, se mesurent à la radicalité des ruptures ? Pascal est nettement moins libérateur que Descartes, mais il n’est pas moins original, et beaucoup plus profond. (La solution de cette énigme est peut-être tout simplement dans le fait que la plupart des histoires ont été écrites au début des années 70, ou que, du moins, elles sont relatives à des artistes dont le destin artistique — et humain — s’est joué dans les années 60-70, et elles portent la marque du romantisme moderniste qui était alors monnaie courante : Frank Popper concluait son livre Art, action et participation (1980) en affirmant que « des notions comme la tangibilité de l’art, l’individualisme de l’artiste, la passivité du spectateur et le détachement du théoricien peuvent être considérées comme caduques » et il exprimait ainsi une conviction à laquelle peu trouvaient à redire. Chalupecký a été lui aussi très attiré par tout ce qui allait dans ce sens « révolutionnaire », mais chez lui les exigences contraires, « classiques » sont toujours restées beaucoup plus fortes, et la métaphysique de l’art moderne qu’il s’est efforcé de formuler au cours des dernières années obéit en partie à la volonté de concilier ces valeurs contradictoires. Les insuffisances d’un quelconque système ne sont à nos yeux une objection que contre ce système. Les questions et la matière des réponses nous semblent beaucoup plus importantes que les réponses, dont l’organisation a toujours plus ou moins un caractère de rationalisation. Il arrive d’ailleurs assez souvent qu’on reproche à Chalupecký ses contradictions, mais il ne s’en affecte pas, considère que le rôle du théoricien est de fournir matière à réflexion.)
Les théories sont refutables. Les réfutations sont discutables. Mais l’essentiel de ce livre de Chalupecký échappe à la possible emprise du doute. Les biographies, certes, sont confirmables, infirmables, vérifiables. Mais les vies de saints sont incontestables. Ces histoires respectent scrupuleusement ce qui, dans les exigences biographiques modernes, concerne l’exactitude, mais ce sont des vies de créateurs, d’inventeurs d’art, qui appartiennent potentiellement à la légende dorée de l’art moderne. (Il se trouvera peut-être encore des libres penseurs pour objecter que la biographie est un genre pieux, et ils auront raison, mais on apprend à considérer autrement la piété quand on vit dans un pays où toutes les plus hautes valeurs de la culture sont systématiquement calomniées, effacées ou ignorées par les fonctionnaires de la mémoire collective.)
Les héros des Histoires sont des sortes de saints de la religion irreligieuse de l’art moderne, mais les histoires elles-mêmes sont exemplaires. On trouve en exergue une phrase de Duchamp qui pourrait faire croire à un abord naïf, pré-formaliste de l’art, mais il s’agit bien plutôt d’un dépassement du formalisme, d*un effort pour comprendre les principes et la dynamique de chaque démarche créatrice, la dialectique complexe qui fait que la vie est modifiée par l’œuvre et l’œuvre par la vie, les réflexions sur la vie. Chalupecký est très conscient du caractère non-illustratif de toute démarche artistique véritable, mais il accorde toujours une grande importance aux pensées conscientes des auteurs. Il ne les traite pas à la manière jivaro. Il n’en fait pas des exemples, des cas d’une quelconque théorie, il ne réduit pas les oeuvres à des moments dans l’évolution de l’art moderne. La formule des histoires correspond à la volonté d’aborder l’art autrement que comme un objet de science, elle suppose une attitude fondamentale extrêmement respectueuse de la part de souveraineté, de « subjectivité objective » des artistes. Aussi éclairantes que soient les analyses de Chklovsky, Propp, Jakobson ou Levi-Strauss, qui portent d’ailleurs essentiellement sur des arts « sans auteurs », elles s’inscrivent dans la lignée aristotélicienne des philosophes qui définissent la nature, les genres, les procédés, l’histoire ou les fonctions d’une poésie qui ne saurait prétendre à une vérité philosophique. (Le conflit du concept et de l’image ne date pas d’hier, et ses versions grecques antiques ont plus d’allure que la mouture « artistique » des années 70). La tradition que prolonge Chalupecký est au contraire celle du romantisme, de Hugo qui proclamait que tout poète est aussi philosophe, ou de Nietzsche, dont la trajectoire philosophique commence par le paradoxe aussi énorme que vite oublié de la naissance de la philosophie socratique contre l’esprit de la tragédie, comme une rationalisation et une immense perte d’intelligence de la vie. L’art, la poésie ne doivent pas être traités en objets de science dans la mesure où ils sont eux aussi connaissance, dont on ne se débarrasse pas en disant qu’elle est d’une autre nature (bien qu’elle soit effectivement d’une autre nature, ou de plusieurs autres natures.)
Les histoires sont exemplaires par leur silence. Une des fonctions les plus universelles de l’art, en deçà de toutes ses métamorphoses, est d’imposer le silence, de créer du silence, et c’est sa fonction aujourd’hui la plus compromise, tant par l’omniprésence du bavardage médiatique que par la complicité des artistes eux-mêmes avec le spectacle et l’éphémère. Les histoires parlent d’œuvres riches en silence, et elles en parlent d’une manière silencieuse.
Une règle tacite,qui pourrait laisser croire que la présomption est une qualité qui ne fait pas complètement défaut aux universitaires, veut que les commentateurs ne relèvent pas ce qui les dépasse dans les œuvres qu’ils entreprennent d’expliquer. Tout se passe comme si le méta-discoureur était capable de se hisser entièrement au-dessus des œuvres, qu’il n’essayerait pas de rendre plus accessibles s’il n’avait le sentiment qu’il est au-dessous. Situation délicate, qu’une bonne couche d’absence de commentaire sur les points énigmatiques ne suffit pas toujours à rendre imper-ceptible. Pour changer un peu, et inciter les générations futures à plus de transparence en avouant leurs insuffisances les plus avouables, il ne serait peut-être pas mauvais de s’habituer à dire aussi ce qu’on ne comprend pas. Il y a dans les textes de Chalupecký des passages entiers qui ne sont guère moins fermés que quand nous les avons lus pour la première fois. Ceci par exemple, dans l’Histoire de Ladislav Novák : « L’art passe fondamentalement par le corps humain vivant. Mon corps est un monde, mais inversement le monde est mon corps . Mon corps est la transcendance la plus propre. L’art nous rend à notre unité avec le monde » . Ou bien ceci, dans l’Histoire d’Eva Kmentová, qui ne fait sens que d’une manière figurée, appliqué à ce que nous finissons d’écrire : « Les petits vides laissés par les volumes des êtres et des choses renvoient au grand vide qui entoure tout. Mais ce vide n’est pas celui du néant ; c’est au contraire le vide plein sans lequel la plénitude de l’existence ne pourrait se manifester parmi les phénomènes du monde. »
Les raisons que donne Chalupecký de tenir l’art pour quelque chose d’essentiel ne sont peut-être pas toujours les bonnes, mais « sur le fond » il a raison. Quelque chose se joue dans l’art vivant, moderniste ou non, qui a à voir avec une sorte de purification et d’élévation au-dessus du temps, et peu importent la naïveté des idéee qui y sont impliquées ou les dissensions parfois très violentes qui l’accompagnent. Il se trouvera sans doute toujours des gens et des artistes même pour élire telle ou telle incarnation de la profondeur ou de la superficialité et rejeter tout ce qui va dans un sens autre ou contraire, mais cette fonction fondamentale et mystérieuse de l’art est indépendante du pathos qui s’y projette, qu’il soit lyrique, expressionniste, tragique ou a-pathétique. Dans toutes les œuvres dont il est question ici, on ne trouvera rien d’aussi impressionnant que, par exemple, les objets de culte vaudou Fon dont parle Malraux dans L’intemporel (quoique… certains « bijoux » ou certains « projets » de Knížák sont d’une violence expressive rarement égalée). Relativement à un certain type d’Absolu, ce n’est que de la monnaie, de la petite monnaie, mais il y a de très nombreux visages de l’Absolu, qui ne s’excluent pas. Ce qui apparaît en définitive comme la qualité la plus remarquable de Chalupecký, c’est son aptitude à comprendre les démarches artistiques les plus déroutantes. Pour les « laïques » de l’art…, Aux confins… est un des rares livres qui aident à approcher concrètement le processus très énigmatique du surgissement d’œuvres absolument nouvelles. Pour les « initiés », ceux et celles qui cherchent à l’aveuglette de nouveaux passages vers l’Inconnu de l’art, dépassés par ce qu’ils trouvent, s’ils trouvent, mais sachant qu’il s’agit d’autre chose que de nouveauté formelle, il nous semble qu’ils devraient se sentir chez eux dans ce livre, même s’ils savent bien que les voies explorées par Boudník, Balcar, Kolář…, sont désormais fermées. Même s’ils ont désormais l’impression que toutes les voies ont été explorées. Pour ceux qui entreprirent de réinventer l’art après la guerre, tout, déjà, était découvert, et pourtant…