Ce sur quoi réfléchit Alain Finkielkraut dans son livre lucide et courageux sur « l’humanité perdue » (Essai sur le XXème siècle, 1996) se laisse formuler en termes d’être et d’éternité perdue. Le regard totalement dépourvu d’empathie du Doktor Ingenieur Pannwitz sur le Häftling 174 517 (Primo Levi) porte sur un représentant d’une autre espèce, vouée au non être puisque douée – à ses yeux nazifiés – seulement d’anti-qualités (folie de supériorité et de domination, sens des affaires, intellectualité, laideur, puanteur, usurpation de l’apparence humaine), mais dont on peut peut-être tirer quelque chose avant élimination. L’idée démocratique, historiquement récente (le Nouveau Testament, Descartes, Rousseau, les déclarationneurs des Droits de l’Homme), selon laquelle tous les hommes sont également humains, quelle que soit leur caste, leur religion ou leur race, revient à annoncer qu’une nouvelle éternité, fondée sur la célébration de la liberté et du bonheur, est possible, une éternité dans laquelle tous les hommes seraient également doués d’être, et devraient donc jouir des mêmes droits. Réaffirmer, après Pic de la MirandoleSartre, Levinas ou Foucault, que l’homme est le seul animal essentiellement libre et imprévisible, revient à dire que son être est d’avoir une multitude d’êtres (voire, façon Sartre, une infinité, ce qui est quelque peu beaucoup excessif). Démontrer que les plus monstrueuses idéologies totalitaires du XXème siècle, – le Nazisme et le Communisme, si contradictoires à de nombreux égards – reposent sur l’exaltation de la Volonté transformatrice de l’Histoire contre tout apitoiement trop humain revient à établir que ces éternités démentes établies par la terreur reposaient sur la subsomption théorique – sous des pseudo-catégories abstraites (« race », « classe ») – et l’anéantissement pratique de l’irréductible individualité des êtres humains concrets. Illustrer l’ironie de l’Histoire triomphante par des guerres (14-18, 17-23, 39-45) que les progrès techniques ont rendues beaucoup plus interminables, meurtrières et universelles revient à dire que les mêmes facteurs qui devraient servir à l’élévation générale du niveau d’être peuvent désormais servir à précipiter dans le Néant des millions d’hommes – préalablement transformés en figurants échangeables. Montrer que l’humanité retrouvée sous la forme des idéaux compassionnels humanitaires est loin en-dessous de celles de l’Humanisme ou des Droits de l’homme revient à différencier nettement des niveaux d’être et affirmer l’existence d’une limite inférieure en deçà de laquelle on ne peut pas descendre sans passer de l’histoire de l’éternité à l’histoire de l’infamie. Mettre en évidence enfin le destin angelico-touristique de l’homo interneticus, qui vit dans l’illusion enfantine d’un monde fait pour lui permettre de passer sa vie à jouer, revient à rappeler en d’autres termes le théorème pascalien sur l’homme devenant bête à force de faire l’ange : l’ivresse de notre toute-puissance virtuelle n’est qu’une forme de notre jouissance d’être, qui ne devrait pas nous faire oublier les autres, plus sensibles, sensuelles, réelles et, peut-être, sûres.

Ouf ! désolé de vous avoir infligé ce pense-homme. Mais il faut bien essayer de réfléchir à ces choses on ne peut moins drôles, si on ne veut pas qu’elles se répètent. D’ailleurs, on peut aussi dire l’histoire de la mort et de la résurrection de l’humanité au XXème siècle comme une histoire de la mort et de la résurrection du rire (propre de l’homme selon un philosophe de l’Antiquité beaucoup trop oublié) : « Belle époque » = apothéose de l’humour ; Première guerre mondiale = on ne rit plus ; 1917-1989, dans les pays soviétisés = on ne rit que des ennemis de classe, désignés par le Parti; 1933-1945, dans les pays nazifiés = on ne rit que des Juifs, Tziganes, homosexuels, fous, et autres sous-hommes; 1945-1981, en France gaullo-sartrienne = on a le droit de rire à nouveau, mais on en use avec modération (Ionesco, Queneau, Vialatte, Chaval, Topor, Bizarre, Caradec redécouvrant Allais et l’humour fin-de-siècle, les ‘pataphysiciens redécouvrant Jarry – sans l’humour ! -, Hara-Kiri hebdo, Charlie mensuel, Charlie hebdo,  …); 1981-2016, en France mitterando-chiraco-jospino-sarkozo-hollandienne = Jacques Martin et Pierre Desproges ouvrent la voie à une dérision tous azimuts, et inaugurent le règne des humoristes télévisuels, qui, en ridiculisant systématiquement tous les personnages publics, se rendent facilement aussi horripilants que leurs victimes.