Un génie de la liberté (par le pays de la Liberté méconnu) a disparu.
(Dalibor Chatrný : 28.8.1925 – 5.7.2012)
J’apprends la mort de Dalibor Chatrný, dans sa quatre-vingt septième année. C’est une très grande perte pour tous ceux qui aiment l’art en tant que moyen de libertés interdites par la vie « réelle ». Pour lui rendre immédiatement hommage, et permettre peut-être à quelques Français de commencer à découvrir son œuvre innombrable, voici un texte que j’avais écrit sur lui (en tant que Mäk Sorgsky, compositeur wagnero-minimaliste …) dans le n°4 de Nouvelles Hybrides, consacré à la « grâce humoristique ».
Une sculpture, traditionnellement, c’est dans le genre menhir ou obélisque, en dur, difficile à seulement abîmer, encore plus difficile à déplacer et, peu accessoirement, taillé dans la pierre ou le bois par un sculpteur. Il faut donc dire au moins qu’il a une approche très peu traditionnelle, l’artiste qui, ne connaissant rien aux arts des monuments, imagine des « sculptures » sans sculpteur qui oscilleraient entre terre et air, plongeraient comme des colonnes sans fin à l’intérieur de la terre, utiliseraient les nuages comme des notes de musique ou les relieraient par des tiges métalliques, doubleraient les volumes émergés à l’air de leurs symétriques dans la terre, ou reposeraient sur la séparation d’un être ou d’un lieu en deux parties par un plan médian. Dalibor Chatrný, donc, car c’est lui le coupable, a une approche très peu traditionnelle de la sculpture. Mais c’est trop peu dire : non content de projeter des choses largement immatérielles, qui relient des milieux hétérogènes où divisent des corps homogènes et sont de ce fait partiellement ou totalement invisibles, il propose des projets qui n’en sont pas car absolument irréalisables (ou bien vous connaissez le moyen d’appuyer quoi que ce soit sur des nuages, de mettre sous terre une ville entière, de remplacer les choses par leurs mots ?). – mais si ces « projets » ne sont pas réalisables, à quoi riment-ils ? et pourquoi concevoir des projets impossibles ? – si ce sont des justifications que vous voulez, pensez à ce que disait Klee, l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible : la supposition saugrenue d’une colonne inverse de celle de Brancusi nous oblige à prendre conscience, un instant au moins, de l’idéalisme routinier de notre imagination qui cherche automatiquement l’infini vers le ciel, et nous rappelle sensiblement que la réalité ne se réduit pas au visible, est beaucoup plus vaste, insaisissable et donc mystérieuse que l’idée que nous nous en faisons ordinairement (« There are more things in Heaven and Earth, Horatio, than are dreamt of in your Philosophy»). Maintenant, si vous demandez à quelle nécessité poétique et intellectuelle répondent ces « projets » où tout serait à l’inverse des manières ordinaires de procéder, pourquoi cet artiste morave recherche des idées si « folles » par rapport au bon sens artistique traditionnel, la réponse suppose peut-être une sorte de démonologie nouvelle, d’un type extra-freudien : tous ceux qui ont eu l’occasion d’entr’apercevoir quelques-uns des très nombreux cycles de « travaux » de Dalibor Chatrný admirent sa prodigieuse inventivité, il est comme possédé par un démon de renouvellement, et ce démon semble avoir fait alliance avec le génie du Pourquoi pas? Pourquoi ne pas imaginer des sculptures d’ombres et de nuages ? Pourquoi ne pas envisager la terre comme le négatif complémentaire de l’air ? Pourquoi ne pas remplacer les nuages par les mots qui les désignent dans différentes langues ? … Ce démon génie est espiègle, malicieux, provocateur : il aime troubler nos certitudes élémentaires, faire qu’on ne sache plus si l’on a affaire à de la matière ou a de l’immatériel, à un tout ou à une partie, à des formations nuageuses éphémères ou à quelque chose de durable, à un pur produit du hasard ou à quelque chose de programmé, à des réalités dans l’espace ou à des dessins dans le plan, à des figures ou à des mots … Certains, dont celui qui écrit ces lignes, trouvent très drôle d’être trompé de si énorme mais irréfutable façon, quand d’autres refusent de supposer que ce qui émane d’une intelligence aussi essentiellement abstraite puisse avoir quoi que ce soit de drôle (ou même d’intelligent …), mais en tout cas le démon qui suggère à Dalibor tous ses trucs anti-illusionnistes n’est pas un plaisantin : ce sont des paradoxes vertigineux, « métaphysiques » qu’il vrille dans l’esprit de tout regardeur auquel il reste un peu de sensibilité intellectuelle. Dans l’Anthologie de l’humour noir, Breton situait « l’imagination poétique » d’Alphonse Allais « entre celle de Zénon d’Élée et celle des enfants », et cette localisation convient peut-être mieux encore à Dalibor Chatrný qu’à l’immortel réinventeur du parapluie.