On pourrait, on devrait sans doute penser que les dessins et compositions involontaires n’ont pas plus d’histoire qu’ils n’appartiennent ou ne renvoient à l’Histoire. Comme les êtres fantasques ou fantastiques fugacement matérialisés par les nuages, dont tous les enfants aiment suivre les improbables métamorphoses, les configurations métaphoriques d’asphalte, craquelures, dalles de béton, grilles d’égout, flaques d’eau, … que Katarina Sokolova voit dans les rues et les trottoirs ne sont pas le produit d’un art, et sont donc étrangères à toute notion d’amélioration. Mais l’intérêt pour ce genre de « choses », que l’invention et les perfectionnements de la photographie ont permis de fixer bien plus rapidement et fidèlement que les méthodes traditionnelles du dessin, de la peinture ou de la poésie descriptive, a une histoire, qui est très intimement liée à l’Histoire profonde, celle que les historiens appellent Histoire des mentalités et qu’un philosophe dont le nom commençait par un « H » qualifiait d’ « historiale » (mais il avait une sale mentalité et a tout compris de travers).
L’histoire de l’art offre des exemples nombreux et variés de telles créations « acheiropoétiques » : qui ne passent pas par les mains – le talent, l’habileté, le savoir faire – d’un artiste, et semblent faites directement par la Nature, le Hasard, ou des Machines sans autre finalité qu’utilitaire (des œuvres sans artistes, donc, ou dont les artistes sont seulement les découvreurs, les « inventeurs » au sens étymologique : le contraire de la faribole jouannaisienne des artistes sans oeuvres).
IL y a bien sûr celles qui s’inscrivent dans la tradition duchampienne du « readymade », comme les compositions d’affiches lacérées prises à la rue par Villéglé ou Hains, ou les « tableaux-pièges » de Spoerri, ou les rassemblements de petits objets usagés par lesquels Otis Laubert a commencé à trouver sa voie singulière d’archéologue du Présent (Cf Rat banalyste et banalartistes http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=4083 ; Chaosmose http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=3911; Nouvelles Hybrides n°11 http://nouvelles-hybrides.fr/wordpress/?p=3840)
Il y a les figures et paysages fantastiques qui apparaissent dans les murs de maisons éventrées ou abandonnées (Les surréalistes tchèques – Štyrský, Reichman, Koreček, Medková – ont été particulièrement attentifs à ces images spectrales qui naissent de la vision rapprochée de la ruine et de la décomposition des lieux.
Il y a, beaucoup plus anciennement, ces pierres dans lesquelles on ne peut pas ne pas voir un paysage, un figure, une composition géométrique. Pas si loin de nous Roger Caillois (1913 – 1978) les a collectionnées, et leur a consacré plusieurs livres – L’écriture des pierres, 1970, reste la meilleure introduction au mystère de ce qui nous apparaît nécessairement désormais comme d’impensables « rêveries du minéral », préfigurant d’ultérieurs accomplissements végétaux, animaux ou humains -, mais on les a trouvées et recherchées depuis l’Antiquité au moins.
Parmi les trésors des « Chambres de merveilles » (Wunderkammern) de la Renaissance, dégradées au XVIIème siècle en « Cabinets de curiosités », il y avait régulièrement, outre des marbres-ruines (paesine), des marbres de Florence, des jaspes, des onyx, et toutes les sortes de pierres à ressemblance que l’on connaissait alors, des coraux, des cristaux extraordinaires, des lances de narval données pour cornes de licornes, des animaux « naturalisés », des portraits de monstres (ou même des monstres vivants, comme cette famille d’hommes tout recouverts de poils que Rodolphe II entretenait à sa cour) : beaucoup de phénomènes qui n’étaient pas des produits de l’art, même si souvent on les travaillait pour en faire des composantes d’oeuvres très finement ouvragées.
« La nature imite l’art ». Quand des profs de philo un peu provocateurs proposent à leurs élèves de disserter sur cette fameuse affirmation d’Oscar Wilde, ils (les élèves) ont déjà du mal à comprendre ce que l’auteur du Portrait de Dorian Gray (dont la nature se dissimule derrière l’art censé la représenter) pouvait bien vouloir dire (il constatait tout bonnement que les peintres nous apprennent à voir la nature, et que donc tout se passe comme si la nature imitait leurs tableaux), et ils seraient très étonnés de constater que c’est quelquefois très littéralement que la nature semble imiter ce qui, selon les conceptions classiques de l’art, est censé l’imiter.
Tous ces rassemblements de merveilles imposent une évidence que l’on devrait s’étonner d’avoir perdue : la Nature est une immense Artiste, qui nous transcende infiniment, dont nous sommes des oeuvres – assez inachevées pour pouvoir nous gâcher complètement – et les « artistes » ne font que célébrer et amplifier les innombrables prodiges qu’Elle accomplit continuellement.
La comparaison entre « l’art naturel » de la Renaissance et le haz’art de notre siècle qui ne croit même plus à la Nature fait apparaître les métamorphoses de notre sens du merveilleux, mais également une sorte de déclin : nous avons découvert par millions des merveilles insoupçonnées des Anciens, et nous avons crééd’innombrables merveilles spécifiquement humaines, inséparables de nos sciences, de nos techniques et de nos arts, mais nous sommes incapables de retrouver l’enchantement par le monde qui était la forme a priori de la sensibilité métaphysique de l’Antiquité jusqu’à l’ère des lumières philosophiques et scientifiques. Ce n’est plus dans les pierres mais dans les débris de la civilisation que certains d’entre nous, quelquefois, croient retrouver un peu du Mystère perdu. Le Merveilleux est désormais spectral, ou n’est pas.
et.c est
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Dans mon souvenir personnel, l’inénarrable Raymond, trop oublié aujourd’hui même par ses innombrables “amis et connaissances”, allait bien au-delà du duchampisme primaire, étant parti à côté sans en avoir fait son miel (dans les années quarante, c’était encore possible).
À cet égard, un précurseur ignoré de Duchamp serait l’incomparable Dürer, qui, dans le suggestif Bain des hommes, remplace “pudiquement” l’organe par…un robinet.
B.