Cher Paul Fournel,
J’ai lu votre Liseuse avec beaucoup d’intérêt
– la question de la mort du livre
qui est au centre du vôtre
est pour moi à de nombreux égards
vitale –
et beaucoup de plaisir aussi.
C’est très vif,
souvent marrant,
riche en rebondissements
vos personnages semblent parler et agir juste
et ont un allant communicatif ou au moins enviable,
le monde de l’édition vu de l’intérieur est encore une curiosité
et jouer à deviner qui est ouliqui
fait une bonne dose de cherry sur le pudding
Pour tout cela, cent mille milliards de mercis
seraient peut-être un peu tou meutch
mais un bon millier me semble une quantité congrue.
Disons 998, pour être précis, car j’ai deux réserves :
l’une, apparue très tôt dans ma lecture,
tient à la facilité avec laquelle votre héros s’habitue
à ce nouvel instrument de barbarie
haï tequ’ ;
l’autre tient au protocole de construction
que l’on découvre à l’après-dernière page
« Ce texte épouse la forme d’une sextine /…/
il en respecte le nombre de strophes et
la rotation des mots à la rime.
Les mots lue, crème, éditeur, faute, moi et soir
tournent en fin de vers selon
l’hélice classique de la sextine.
Les vers sont mesurés /…/
cette mesure subit une attrition
(boule de neige fondante) :
la première strophe est composée de vers de 7500 signes et blancs,
la deuxième de 6500 signes et blancs,
et ainsi de suite jusqu’à la sixième
qui comporte des vers de 2500 signes et blancs.
L’ensemble constituant un poème de 180 000 signes et blancs. »
Ma première réaction, je l’avoue, a été
de penser que vous aviez un peu trop forcé sur le Brouilly :
des vers de 7500 signes et blancs !
ça fait combien en kilomètres ?
après j’ai supposé que c’était une plaisantrie,
que personne ne peut confondre ainsi poème et roman,
mais ce serait une plaisantrie très moyennement drôle
et la tendance des oulipiens à identifier littérature à contraintes et poésie
encourage ce genre de confusion
en troisième lieu, j’ai trouvé que ça revenait à
trimbaler votre candide lecteur,
donc de la triche,
et pour tout dire une trahison.
Rétrospectivement
ce qui m’avait fait tiquer par sa trop grande simplicité
(par exemple l’absence de réactions du narrateur
à la mort de sa femme
– je ne vous demandais pas d’entonner « Car elle est morte Adèle »,
mais ce n’aurait pas été beaucoup pire),
m’est apparu très logiquement dicté par cette contrainte ,
et plus généralement tous les personnages se sont retrouvés transformés en pantins
auxquels j’avais été bien naïf de supposer une vérité.
Je sais bien qu’il y a de grands exemples de romans à contraintes
comme La disparition ou La vie mode d’emploi,
mais ce ne sont pas de vrais romans,
leur artificialité est affichée et immédiatement perceptible
(même si bien sûr il y a eu des critiques auxquels il a fallu faire un dessin) :
il me semble que les vrais romans excluent la contrainte
parce que tout simplement on ne peut pas s’attacher à la fois
à l’approfondissement de la matière que l’on a entrepris d’explorer
et au respect d’exigences formelles
(le plaisir que procurent les romans de
Proust,
Dostoïevski,
Flaubert,
Balzac,
Musil,
Faulkner,
…
est avant tout un plaisir de connaissance,
de connaissance totale,
à la fois analytique et synthétique,
intime et extime,
subjective, intersubjective et objective
…
Même en ce qui concerne la poésie
les analyses des formalistes oublient sa dimension noétique :
les poèmes de Baudelaire ou ceux de Rimbaud
nous importent beaucoup plus que ceux des troubadours
dans la mesure où ils traduisent une intelligence de la vie
qui nous semble beaucoup plus profonde,
alors en ce qui concerne le roman,
par définition beaucoup moins « artistique » que la poésie …
L’acceptation quasi-immédiate de la liseuse par Dubois
m’a plongé dans une rêverie assez confuse :
comment aurais-je réagi à sa place ?
(je suis incapable de lire sur écran plus d’une page de texte)
Sans doute, j’aurais accepté l’instrument diabolique
pour expédier les mauvais « manuscrits »
(une page suffit amplement pour savoir si ça vaut quelque chose),
et j’aurais exigé qu’on me donne les bons à l’état imprimé,
mais j’aurais dû fermer boutique bien plus vite que votre éditeur-narrateur
car la bonne « littérature », à de très rares exceptions près, ne se vend pas,
encore moins la poésie
et encore moins la poésie extra-littéraire des « livres monstres »
chers à Esteban Hornwine
Rêver d’une solution commerciale miracle
une nouvelle « littérature » qui circulerait sur les nouveaux supports
n’est quand même pas très sérieux
(même si, je sais, cette utopie a ses adeptes,
comme par exemple François Bon,
qui a pourtant quelquefois mérité son nom).
Ou bien c’est une ôtre plaisantrie ?
cordialement
et.c.