Il est beaucoup plus difficile de parler de son propre travail que de celui des autres. Je me tiens à l’intérieur du domaine que j’explore, et de là j’ai une vue d’ensemble sur ceux des voisins, mais c’est seulement lorsque j’en partirai que je pourrai voir le mien avec suffisamment de recul. Pour l’instant, je n’ai aucune envie de partir. Je me suis épris de la peinture. C’est-à-dire d’un moyen d’expression capable de faire des miracles dans les rapports de la matière et de l’esprit, les seuls qui m’importent. Ces miracles ont intéressé les prophètes, les mages et les inventeurs de tous les temps. Les peintres, eux, avaient un peu de tout : ils changeaient la matière en lumière, ils savaient obtenir toutes sortes d’énergie à partir de moyens aussi vulgaires qu’une poignée de pigments, un peu de graisse pour servir de liant, et un bout de bois muni de poils pour étaler la couleur. À beaucoup d’égards cette activité ressemble au travail de mes ancêtres. Du côté de ma mère, aussi loin qu’on puisse remonter, ils retournaient la surface de la terre : c’étaient des paysans. Mes ancêtres du côté paternel creusaient les entrailles de la terre pour en tirer de la chaleur et de la lumière : ils étaient mineurs. Les atavismes refont surface, inéluctablement, qu’on l’admette ou non – et il n’est même pas nécessaire pour cela d’être psychanalyste.
Les peintres pour lesquels j’ai toujours eu le plus d’admiration sont ceux qui, avec la matière de la couleur, ne se sont pas contentés de représenter la lumière. Il ne m’a jamais semblé qu’un rapport sans interpénétration soit un véritable rapport, et le constat positiviste-naturaliste de ce qu’on nomme « bonnes proportions » ne m’a jamais satisfait. Pourquoi la curiosité humaine devrait-elle finir si simplement, si vainement ? Qu’est-ce qui continuera à l’alimenter ? L’analyse, la dissection des particules pour arriver jusqu’aux éléments ultimes ? ou bien les esprits ? J’ai eu l’intuition d’une vérité dont, à mesure que j’avance en âge, je ne cesse de trouver de nouvelles confirmations : le grand doit faire écho au petit, et même le refléter ! les parallèles visuels du microcosme et du macrocosme correspondent aux deux plans de la perception des tableaux : la lecture de près nous rend sensible la vie, l’organicité, et c’est en prenant du recul que nous percevons la signification globale, qui nous offre une parabole ou une métaphore du monde. Plus ces deux dimensions sont complémentaires et en harmonie, plus elles sont aptes à faire intensément sens. Les vibrations des particules font résonner l’espace. Mais les sentiments lyriques qu’elles évoquent sont, il est vrai, difficilement définissables. Le sens de l’épique me fait défaut, je me trompe toujours dans l’ordre des épisodes, et de ce fait les états qui me conviennent le mieux sont ceux qui ne sont pas liés à une suite, les états sans commencement ni fin.
Pourquoi rester fidèle à la peinture alors que le développement de la civilisation offre tant de possibilités nouvelles, plus attirantes souvent ? je suis fasciné par son aptitude à renaître de ses cendres ; combien de fois ne l’a t’on pas enterrée, et toujours elle ressuscite et démontre qu’elle n’a pas dit son dernier mot. Tout se passe même comme si les iconoclasmes étaient pour elle un bain de Jouvence. Quelle doit être la force de cet atavisme pour qu’il réussisse à éclipser des rivaux brillant de toutes les séductions modernes, pour qu’i parvienne à incorporer leur éclat ! Il surgit sans cesse de nouvelles preuves de ce que véritablement tout peut être peint. Ceux qui ont l’impression que tout a été peint sont des désespérés désorientés qui ne comprennent pas un détail colossal : la peinture n’est qu’un moyen. Énormément de choses ont déjà pu être exprimées par son intermédiaire, mais parce que précisément elle change continuellement avec le monde, on n’aura jamais tout peint. Chaque nouveau moyen d’expression, si on ne prend pas conscience de cette limitation, ne servira qu’à enjoliver le monde, et disparaîtra avec le jour auquel il aura fourni un décor. Certains des plus grands artistes ont organisé des fêtes, des feux d’artifice, mais ce n’est pas là qu’est leur grandeur, il faut dire au contraire qu’ils ont su imprimer le cachet de la pensée même à de tels divertissements.
La gamme de l’art est faite de tons aigus et de tons graves, et chacun devrait jouer sa partie à la hauteur où elle rend un son juste. La possibilité de trouver cette hauteur est donnée à tous et je vois là l’immense démocratisme de l’art. il semble même que l’on soit en droit d’affirmer une vérité paradoxale : ce qui ne force pas la note est plus intense. L’expression qui émane des profondeurs agit sans aucun doute plus fort que l’expressivité superficielle, dont le caractère provocant reste au premier plan. Les explosions qui se produisaient autrefois à la surface de mes tableaux se produisent maintenant dans l’esprit du spectateur. Je ne fais que lui proposer de la matière inflammable, une mèche, et plus je la prépare de manière discrète et impersonnelle, plus le résultat peut être individuel .Pour tous les participants : le regardeur, le tableau, et moi.
C’est que l’expressivité n’est qu’une des possibilités. En l’isolant, on la caricature souvent en expressionnisme, cela qui poursuit l’homme européen, l’Occidental, souffrant de dualités qui le mènent jusqu’à la schizophrénie. La sensualité est pour nous en conflit avec l’esprit, la raison avec le sentiment, l’indépendance avec la discipline, et il nous semble que l’humour discrédite le sérieux. Pourtant, nous sentons bien que l’abstraction ne devrait pas appauvrir la spontanéité. Si l’on tient à l’intégrité de l’homme, à son fondement moniste, il n’est pas possible de déséquilibrer impunément la balance de l’harmonie. Ou bien nous sommes amenés à nous porter en contrepoids, et prêts à chavirer. Je tiens pour exemplaire le stoïcisme de ces grandes civilisations qui n’avaient pas perdu le centre, que celui-ci s’appelle Pyramide ou Cathédrale, et j’estime tous ces mouvements qui, fusse de manière utopique, ont tendu vers une synesthésie. Le Préraphaëlisme, le Symbolisme, le Bauhaus, le Vchutemas. Tous étaient menacés d’anémie dès l’origine, ou ont été détruits par a leucémie de l’époque. De toute évidence on n’en finira jamais, dans l’art, avec les réhabilitations, et il me vient cette idée hérétique que la réhabilitation pourrait bien être le principal agent de la tradition. Tant que l’art ne sera pas compris comme projection de l’esprit humain, avec toutes les conséquences que cela implique pour la hiérarchie des valeurs tant esthétiques qu’éthiques, on ne pourra empêcher que certaines civilisations ou certains phénomènes ne végètent, hors course ou exotiques, mal dégrossis ou incompréhensibles.
Dans l’art comme dans l’amour, les deux partenaires doivent aller à la rencontre l’un de l’autre. Rien ici ne se pardonne, même s’il faut reconnaître des différences de tempo, de capacités ou de bonne volonté, et ce des deux côtés. Mais il n’existe sans doute pas d’autre égalité que 1=1. Entrent en jeu la sensibilité, la culture, des éléments héréditaires, le tempérament, l’influence du milieu et celle de l’époque. Le tableau est comme un foyer, dans lequel tous ces facteurs fondamentaux convergent. Évidemment, il peut y en avoir d’autres, mais aucun d’entre eux ne peut servir d’alibi. La structure complexe de l’œuvre tolère des différences d’intensité de chaque composante, elle supporte même des syncrétismes ou des montages de matériaux à première vue hétérogène, mais l’effort de l’homme pour se préserver ou atteindre son intégrité a son répondant dans le désir de maîtriser la totalité de la structure, même quand le lieu de l’affrontement est la surface réduite du fragment. Pour que la partie puisse tenir lieu du Tout, sa force expressive doit être encore plus grande, et peu importe au fond que cela passe par la voie directe du signe ou celle de la métaphore. De toute façon la peinture ne peut saisir le monde que symboliquement ou allégoriquement : de manière immatérielle. Pour cette raison elle représente, à mes yeux du moins, la mesure suprême de l’oscillation entre la matière et l’esprit. C’est également d’ailleurs la raison pour laquelle, dans la hiérarchie léonardo-schopenhauerienne des disciplines artistiques, elle se trouve quelque part au milieu, en dessous de ces sommets spirituels que sont la poésie et la musique, mais au-dessus de la sculpture plus matérielle. Elle devrait sans doute avoir quelque chose des deux extrêmes, faire jaillir l’étincelle de la matière et donner du poids à l’esprit.
PS : J’ai regroupé sous le titre ironique de « carnations » un cycle qui ne semble pas vouloir approcher de sa fin. Il est fait de détails du corps humain, c’est-à-dire de la chose la plus banale, mais aussi la plus précieuse, car en dehors de lui que pouvons-nous réellement posséder ? marqué, blessé, stigmatisé, orné – le lexique le plus variable est celui de la langue la plus universelle. Si on s’en approche, il apparaît plus grand et gagne une dimension plus qu’humaine, une dimension qui peut même être cosmique, surtout si on adopte un style approprié. Et encore une fois : plus la surface de contact est petite, plus grande est celle qu’elle suggère. Le pigment coloré se change en lumière, mais il peut donner au rayonnement des qualités très diverses : éclairage local ou général, fluorescence, opalescence. La validité du principe des rapports paradoxaux est très générale, car il recoupe le principe de stratification que j’ai toujours utilisé, aussi bien à l’époque où ma peinture était à base de gestualisme abstrait que lorsque des éléments extérieurs sont entrés en jeu. Depuis longtemps déjà la multiplicité des plans me semble mieux adaptée que la seule surface à l’expression de quelque chose de vivant. Et il y a aussi à cela des raisons très simples : je suis incapable de faire tenir ce que je veux exprimer dans une structure sans épaisseur, et je n’aime pas l’univocité du positivisme.
Rudolf Fila : discours de vernissage d’une exposition d’un jour
à l’Institut de Cybernétique Appliquée de Bratislava, 1985