le chemin se fait en marchant .
Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.
Antonio Machado : Campos de Castilla, 1917
(Chant XXIX Proverbios y cantarès)
Voyageur, ce sont les traces de tes pas
qui sont le chemin, et rien de plus ;
voyageur, il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
C’est en marchant que se fait le chemin,
et quand tu regardes ce que tu as parcouru,
tu vois le sentier par lequel
tu ne passeras jamais plus.
Voyageur, il n’y a pas d’autre chemin,
qu’un sillage sur la mer.
Traduction et.c.
KUDY KRÁČÍŠ, TAM JE CESTA
Poutníku, cesta : to jsou
tvé šlépěje a nic víc.
Poutníku, cesty není
cesty je tam, kudy kráčíš
kudy kráčíš, tam je cesta.
A když se ohlédneš,
uvidíš stezku, kterou
už nikdy nikdo nepůjde,
Poutníku, cesty není
jenom brázdy na moři.
Traduction de Jaromír Dolívka
Le chemin se fait en marchant.
C’est une thèse philosophique.
Traduction : ta voie n’est pas tracée d’avance,
c’est à toi de l’inventer à ta guise,
tu es libre !
Voilà qui est vite dit ! Et que que faites-vous des antipathiques qui vous forcent à décrire des carrés quand vous voulez faire des cercles, marcher sur les pieds quand vous préféreriez marcher sur les mains, aller au pas quand vous avez envie de galoper comme un galopin, ramper quand la position assis un verre à la main vous semble tellement plus désirable, rester debout quand votre seul voeu est de vous coucher (pas forcément seul), vous horizontaliser avec quelqu’un que vous n’aimez qu’à la verticale (ou vertu versa), que faites-vous des voies préparés par la Nature (ou Qui que ce soit) qui vous entrainent irrésistiblement à inventer la barbe à papa du XXIème siècle plutôt qu’à écrire un nouvel Art de la fugue – ce que vous auriez sans doute préféré -, ou vous rendent également allergique aux concombres et à Heidegger ?
Je vois ce que c’est : scepticisme défaitiste proche de la résignation, oubli du droit au caprice, l’autoroutisme lignedroitier vous guette – sans prendre la peine de se cacher derrière un tournant puisqu’il n’y en a plus -, et il va vous avaler la façade on ne pourra plus vous distinguer des gens par millions auxquels il arrive tous les jours la même chose, un accès de fatalisme n’est pas à exclure, et si du traditionalisme se met de la partie, vous êtes fichu(e) !
Un seul traitement : le quisuije à la sauce Esther ! Comme c’est assez énergique, je vous conseille de commencer par une ou deux rations par semaine, et d’augmenter progressivement la dose.
En quoi ça consiste ? C’est un plat philosophico-artistique qui demande très peu d’ingrédients et qui, curieusement, se consomme en même temps qu’il se prépare. Comme on met à toutes les phases des doses immodérées du fameux piment Ay Carmela, il est très épicé, et préconisé seulement dans les cas de paralysie sévère du sens de la liberté. Il y a de nombreuses recettes, chacune étant une autre démonstration de la thèse diogéno-durutto-sartro-beauvoiro-féministo-libertaire fondamentale (l’aventure de mon existence précède le boulet de mon essence, je prouve la possibilité du mouvement en marchant, celle du chemin en cheminant, celle de ma liberté en me comportant de manière inattendue), illustrée par la chef Espagnole Française elle-même. En voici quelques exemples, parmi ceux que l’on trouvera dans le catalogue de l’exposition Esther Ferrer qui, après une première partie au Frac Bretagne, a lieu au Mac/Val jusqu’au 13 juillet 2014. Comme les hommes libres obéissant aux ordres du Caporal Pissedoux en y désobéissant, on montrera qu’on a bien compris les démonstrations en ne les répétant pas [à moins bien sûr que ce ne soit « dans le cadre de l’art »].
Recette au chemin fait en marchant : prenez un rouleau de bande adhésive que vous déroulerez au fur et à mesure que vous avancerez en marchant dessus.
Recette au parcours à plusieurs vitesses : un espace étant donné, parcourez-le plusieurs fois à des vitesses différentes à chaque fois.
Recette à l’espace traversé à différentes hauteurs : un espace étant donné, traversez-le en rampant, à quatre pattes, sur des échasses, …
Recette à l’idiotie : faites des demandes, des affirmations, des promesses ou des questions de prime abord (et quelquefois à la réflexion aussi) idiotes (Pendant une campagne électorale, dire aux candidats : « Je voterai pour vous si vous me baisez le cul ». Recommencez jusqu’à ce que l’un d’eux accepte – Questions aux Français : Préférez-vous être gouverné par une mafia monothéiste, polythéiste ou athée ? Pourquoi ? Préférez-vous être riche ou pauvre ? Pourquoi ? Préférez-vous être blanc(he) ou vert(e) ? Pourquoi ? Préférez-vous que la France soit un hexagone ou un triangle équilatéral ? Pourquoi ? Préférez-vous l’eau de Vichy ou le régime de Vichy ? Pourquoi ? Préférez-vous voir un cousin germain ou un oncle américain ? Pourquoi ? Préférez-vous avoir une chaise longue ou le bras long ? Pourquoi ? Préférez-vous tourner en rond ou en carré ? Pourquoi ? Préférez-vous vos ancêtres les Gaulois avec ou sans filtre ? Préférez-vous la poule au pot ou le pot de vin ? Préférez-vous avoir la puce à l’oreille ou dans le nez ? Pourquoi?)
Recette aux lunettes : regardez les autres ou vous-même avec des lunettes qui corrigent d’autres défauts que les vôtres
Recette fluxusozajiste : faites un concert avec ce que vous avez sous la main (connaissance de la musique ou maîtrise d’un instrument non requise)
Recette au poil : faites une conférence sur la performance en vous mettant à poil (il n’est pas absolument nécessaire d’être une femme de 75 ans, deux femmes de 37 ½ peuvent faire l’affaire, mais c’est mieux – Le Moulin rouge n’est pas le lieu idéal pour cette recette)
Recette au canon caco-biographique : rassemblez un certain nombre de gens et invitez-les à raconter leur vie, en canon (ceux qui pensent que leur vie est plus intéressante que celle des autres ont le droit de parler plus fort ; ceux qui ont oublié leur vie, ou n’en sont pas fiers, peuvent raconter la vie d’un(e) autre, réel ou fictif)
Recette aux nombres premiers : prenez des nombres premiers, et tirez-en des conséquences.
Recette au n’importe quoi : prenez une chose (tas de paille, plume en pot, marteau, chou, téléviseur, couvercle, casque, chapeau, …) dans une réserve cachée derrière une table et mettez-la sur votre tête, un certain temps.
Recette aux chaises : prenez des chaises et disposez-les 1. en ordre 2. en désordre 3. en ordre systématiquement désordonné 4. en désordre secrètement ordonné 5. en mélange de tout ça (des chaises anarchistes, probablement)
Oui, certes, si on a faim de ce genre de nourriture, mais … toutes ces « performances » sont absurdes, non ?
Si vous voulez dire que leur utilité pratique est modérée, voire nulle, oui, mais est-ce que l’absurde ne peut pas avoir un sens ?
Si vous le dîtes … Je pense plutôt … toutes ces « recettes », est-ce que ce ne serait pas de l’humour ?
J’en ai bien peur : aux performances d’Esther Ferrer, et à son exposition, on voit des gens rire ! Et de bon cœur ! Comme s’il y avait quoi que ce soit de drôle à voir une femme assise avec un chou en guise de couvre-chef ! Mais si c’est le cas, il vaut mieux ne pas le dire : les gens pourraient s’imaginer qu’elle ne croit pas à ce qu’elle démontre, voire penser que toutes ces recettes-partitions ne sont que des prétextes pour les amuser.
C’est peut-être de l’humour basque ?
Probablement. D’ailleurs, elle se revendique de la tradition des grands maîtres de la pelote nonsensique basque : Edward Lear Basterrexea, Lewis Carroll Muxika, Erik Satie Illaregi, Marcel Duchamp Arhalde, Francis Picabia Arzubia, John Cage Eguzquiza, Jiří Kolář Imatz, Ladislav Novák Ixurko, Jean Dupuy Respaldiza, Dalibor Chatrný Zelhai, Rudolf Fila Uharte, Roland Topor Etxebarria, Robert Filliou Kerexeta, Georges Brecht Lejartza, Pierre Garnier Apeztegi, Jean-François Bory Urruti, Steve Reich Pagaza, Philip Glas Oscoz, Laurie Anderson Garitonandia, Jean-Pierre le Goff Recalde, François Bouillon Ikatza*, Dezider Tóth Egino, Otis Laubert Agorreta, Milan Bočkay Etxebarrico, Eva Mináriková Abetxukoko, Klára Bočkayová Eulateko, Igor Minárik Lezama, François Righi Valcarlos, Charles Dreyfus Navascuès, Paul Cox de Abetxuko, Vincent Puente de Zerio, …
Il y en a tant que ça !
Et j’en oublie beaucoup !
Alors ça doit être pour ça … le basque est une langue difficile, qui ne ressemble pas du tout aux langues romanes
…
Mais vous parlez du « quisuije à la sauce Esther » : qu’est-ce que le « travail » d’Esther Ferrer a à voir avec la très ancienne question de la connaissance de soi ?
Tout. Si se connaître, c’est connaître les parcours que l’on a la liberté d’effectuer dans des conditions données, et si, puisque le chemin se fait en marchant, on ne peut connaître ces parcours qu’en les effectuant, chaque nouveau cheminement – et chaque « performance » est un ou plusieurs nouveau(x) cheminement(s) – ajoute à la connaissance de soi.
Bien sûr, vu comme ça …
Hercule Poirot, qui avait peut-être lu Machado, vous aurait dit de faire marcher vos petites cellules grises ! Mais il y a de nombreuses pièces, visibles justement à l’exposition du Mac Val, où cet enjeu de connaissance de soi est évident. En recettes : prenez plusieurs tirages de bêtes photos d’identité, éventuellement agrandies, et arrangez-vous le portrait. Avec du papier calque, en les découpant en lamelles, en remplaçant yeux et bouche par des trous, en découpant des cercles concentriques, en les recouvrant de lettres, … Si vous ne vous confondez pas trop avec votre image, le bénéfice magique de ces opérations est garanti (certaines d’entre elles sont possibles par tatouage ou chirurgie esthétique, mais c’est plus cher, et il faudrait quand même pas confondre les vessies de la vie avec les lanternes de l’art)
Est-ce que ces « autoportraits » ne sont pas une manifestation du narcissisme devenu si commun aujourd’hui, chez les artistes comme chez autres (qui se prennent tous pour des artistes) ?
Il est vrai qu’ils prêtent à méprise, mais je crois que leur caractère interrogatif est assez net. Le ou la narcisse lambda ne cherche pas à se connaître, mais à s’admirer, à se repaître de ce qu’il croit être l’évidence de sa supra-lambdaïtude (ce pour quoi il dispose aujourd’hui d’appareils à « selfies » qui lui évitent d’avoir à transporter toujours son miroir d’eau avec soi).
Le connaisseur de soi-même classique, moins vite satisfait, se demande ce que valent ce corps et cette âme qui lui ont été donnés, pourquoi ils sont comme ils sont, là où ils sont, ce qu’il peut et doit faire de leurs multiples facultés – beauté, force, intelligence, courage, mémoire, … et leurs contraires, dans des proportions pas toujours faciles à déterminer : tous les philosophes – déclarés ou cachés sous des masques de « poètes », « auteurs de théâtre », « théologiens », « essayistes », « moralistes » ou « romanciers » – de la lignée ouverte par Socrate se sont posés ces questions, en les généralisant, avec une subtilité et une rigueur souvent admirables.
Esther Ferrer est femme, accorde plus d’importance aux qualités sensibles des êtres et des choses, et comme artiste elle doit donner une forme visible et en général sensible à toutes ses interrogations, mais l’usage de la photo, tout en la condamnant à une certaine superficialité, lui permet d’être plus précise que ses illustres prédécesseurs peintres (Rembrandt, Van Gogh, Gauguin, Schiele, …) et de mieux prendre en compte le « facteur temps » : elle mesure précisément, par exemple, les parties de son corps, ou suppose d’autres couleurs de sa toison pubienne, ou date les états de son apparence et fait, en s’hybridant** avec elle-même avant ou après, des bilans de ses constances et de ses changements, ou teste le degré et le type de schizophrénie que cache la symétrie de son visage, ou en imagine d’autres divisions et recompositions (par lamelles verticales, horizontales, …), ou traduit photographiquement la vieille énigme tricéphale (D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui sommes-nous?) par une progression continue du gris indistinct vers un aspect idéalement nuancé et contrasté qui retourne ensuite par de nombreuses étapes jusqu’à une indistinction très semblable à celle du début.
Par le même genre de moyens elle dit aussi ce qu’elle n’aime pas : sur une photo elle vomit une carte de crédit ; sur un montage une diarrhée de pièces sort de sa bouche comme d’une machine à sous (il y a dans le livre que Dali a fait avec Halsmann quelque chose qui ressemble un peu à cela, mais l’intention semble assez différente)
Ce que Godard dit de la caméra, qu’elle est un doute, peut être étendu à l’art en général, qui est l’art de mettre en questions, par les moyens de l’écriture, de la peinture, de la photo, du film, de la performance, de la vidéo, … Comme on ressort de l’exposition d’Esther Ferrer la tête pleine de points d’interrogations, cela signifie sans doute qu’elle a bien fait son travail performativement perforant de taupe artistique (sans lequel la terre de nos certitudes ne pourrait respirer).
* les aquarelles – superbes – du livre – magnifique – qu’il a fait avec Camille Saint-Jacques, L’imagination est un pays où il pleut (Éditions La pionnière, 2014) sont visibles à la Galerie Jordan (77 rue Charlot 75003) jusqu’au 12 juillet.
** « En art, j’aime bien les choses hybrides. La performance est un terrain très favorable à l’hybridité, et c’est ce qui m’intéresse. » Cette déclaration d’Esther Ferrer lui a valu d’être nommée Hurlue d’honneur de la Berlu par l’équipage au grand complet. Nous adressons nos sincères félicitations à l’heureuse hurlue.