Calembour fou

 

Il y a des signes

dont le calembour

est le chant.

 

La semaine dernière, pendant un long voyage en voiture, après un ou deux CD de Brigitte Fontaine, qui a décidément des notions en confusionnisme poétique très avancées, j’écoute le très vertigineux et très drôle Tombeau de Pierre Larousse, de François Dufrêne, et d’autres « poèmes lettristes » et « crirythmes » où il entraîne tous les noms du dictionnaire – les sales communs comme les aristo-propres – dans des tourbillons à 10 000 calembours à l’heure. Pendant le voyage retour, orgie de Bobby Lapointe, énormément étonnant jusque dans La maman des poissons ou Ta Katie t’a quitté, les chansons qu’on croit connaître sur les bouts des doigts du cœur de la mémoire. À peine revenu, je projette à mes étudiants en (h)art un film sur Raymond Hains, où on l’entend autant qu’on voit ses « œuvres » de joyeux fumiste, qui sont de ce fait beaucoup plus intéressantes que lorsqu’on les voit livrées à elles-mêmes dans des expositions sans commentaire, et cela me donne envie de lire quelque chose sur le Marquis de Bièvre, qu’il a beaucoup contribué à sortir des oubliettes de notre (hain)culture : je découvre sa Lettre à la comtesse Tation, dont le succès tan et retantissan en 1770 est pour nous absolument incompréhensible, tant les calembours qui l’émaillent sont faciles et dérisoires (« histoire de sa mie de pain mollet », « le bacha Bilboquet qui avait des bras de mer », …) et je dois me consoler avec  quatre ou cinq de ses « mots » les plus fameux, dont la poésie mousquetaire a survécu à l’homme qui tire plus vite que son ombre (à un ami qui le savait amoureux de Madame de Saint-Janvier et qui lui demandait où il en était avec  elle : – « en Février … » ; comme Louis XV le priait de faire au débotté un mot sur lui : – « Sire, votre Majesté n’est pas un sujet. » ; à un poète qui lui soumettait ses vers : – « On voit aisément que ce sont des vers solitaires, car ils sont longs et plats » ;  dans le parc d’une de ses propriétés, il avait fait planter six ifs, ce qui lui permettait d’annoncer à celles qui consentaient à s’y promener en sa compagnie : – « Et voici  le  moment des six ifs ! »).

Dans la préface savante d’Antoine de Baeque, j’apprends que la plupart des philosophes méprisaient et combattaient cette poétique du « bel esprit » qui se manifeste par ses « bons mots » (pour Grimm, les succès du Marquis de Bièvre manifestaient « la corruption absolue du goût de l’opinion publique » ; Voltaire aurait proposé à Madame du Deffand d’interdire dans son salon cette « artillerie du bel esprit »), et qu’inversement le mousquetaire champion du calembour  appartenait  à la « faction satyrique » (comprenant notamment Rivarol et Mirabeau) qui combattait  la « froide jactance »  de « l’inutile, orgueilleux, fanatique, délirant, sérieux, bavard, prétentieux  philosophe ». En définissant le calembour comme « la fiente de l’esprit qui vole » (dans Les Misérables), Victor Hugo continue la tradition philosophique et plus généralement  celle de la grandeur et de l’élévation poétique (c’est au nom d’une exigence du même ordre que Molière se moquait des inventions des précieux : tous ces madrigaux, ces  sonnets, ces impromptus – longuement préparés – galants étaient ridicules de petitesse, et d’être de surcroît pris pour le fin du fin de l’ingéniosité et de la délicatesse d’expression). Difficile de ne pas adhérer à des conceptions si formidables, et capables de nous conduire à des hauteurs contemplatives  si exaltantes et si détachées de nos myopies habituelles. Par rapport à Shakespeare, Molière, La Fontaine, Montesquieu, Swift, Voltaire, Rousseau, Sterne, Diderot, Hugo, Balzac, Baudelaire, Flaubert, … le « frère Lissac de l’illisible », l’auteur de « Vercingentorixe » (vert singeant tôt rixe ? si vous comprenez l’astuce de ce titre, je suis preneur), le professeur de « guitare sommaire » ou le joyeux fossoyeur du dictionnaire disparaissent. Et même si on n’a pas à l’esprit des références si écrasantes, qui n’éprouve un sentiment de trop peu après avoir vu, lu ou écouté des « œuvres » sans sueur de ces « auteurs » sans « h » (Hains se définissait comme un « désordinateur naturel », et aussi bien Dufrêne que Lapointe  – ou le non divin Marquis, à l’anachronisme près – auraient pu s’inscrire dans cette anarcatégorie) ?

Méz méza mézat : tension !  L’inverse est également vrai : aucune œuvre classique ne procure le genre de jubilation qu’on éprouve à écouter et décrypter à toute vitesse les associations incongrues et instables que ces quittés de Kathies amis des calembourdines  calembredaines excellent à multiplier et solidariser (non sans l’assistance efficace d’accélérateurs de particules langouistiques capitainistiquement  ad hoc). Et puis, une fois pas coutume, sur le coup du cas K-Lembour (très mal nommé puisque comique, hyperrapide, et dynamisant), Totor avait  tort : le chaland bourre est un début (d’ennuis), pas une fin ; le cale en bout est un déclencheur,  pas une chose inerte ; le calame d’août est un moteur, pas une mort. Et puis (anaphore en vue), l’esprit est divers : même celui qui vole suit une multitude de courbes, rythmes et hauteurs dont la distinction pascalienne entre esprit de finesse et esprit de géométrie ne donne qu’une faible idée, et il existe un esprit qui vole dans l’autre sens du mot (celui auquel pensait probablement ce maire d’une ville connue pour la longueur de ses sardines en déclarant subtilement, pendant une grève des avions, qu’on n’avait jamais cessé de voler à Marseille), un esprit parasite qui détourne les mots de leur sens habituel et se laisse entraîner par des sens tout autres dans des parcours mentaux minés, obéissant simultanément à des logiques contradictoires.

Il y a des conducteurs de rébus comme il y a des conducteurs de bus, mais aux premiers on ne délivre pas de permis et leurs itinéraires sont fantasques, donc imprévisibles. De même que filer une métaphore (sans la laisser filer) n’est pas à la portée du premier poète inspecteur venu, de même tisser une histoire qui relie les termes d’une homophonie plus ou moins approximative (l’identité n’étant somme toute qu’une approximation au repos) demande une combinaison d’arachnéisme et d’équilibrisme verbo-mental très rarement réunie.

Il arrive aux calembourhétoriqueurs d’oublier la grande poésie et le grand art. Ce n’est pas bien ! Mais ceux qui se gargarisent exclusivement aux volumes de la Pléiade (pertinence thérapeutique incertaine, et maintenant que Queneau, Jarry, Breton,Vian sont eux-aussi sur papier bible, le risque de prendre des vessies déguisées en lanternes déguisées en vessies pour des soleils est toujours plus grand)  devraient faire une place à cet art humoristique mineur (de surface), qui a depuis longtemps une tradition*, avec  ses grands voire immenses petits auteurs équilibristes, de François Villon et du Marquis de Bièvre  à Queneau, Perec, Calvino et autres papoulipiens, en passant par Grandville, Allais, Jarry, Roussel, Duchamp, Breton (oui, vous avez bien lu – et sans doute mal le poète concerné : si j’avais voulu écrire Auvergnat  ou Berrichon, leur inexistence n’aurait sans doute pas suffi à m’en empêcher), Desnos, Leiris, Torma, Hains, Dufrêne, Spoerri, Dupuy, Topor, Dietman, Le Goff, Bouillon, Righi, Dégé, Puente, …

 

Mais d’où vient ce mot qui rime « tour », « lourd », « pour », « four » ?

Selon le Marquis de Bièvre d’un mot grec

« calibouros »

désignant un arbre se divisant en beaux rameaux,

et selon d’autres qui préfèrent l’Allemagne, de la

Place ducale, Hambourg

où l’on danse la bourrée infernale

des fonds de cale

 

Les jongleurs de mots, de Patrice Delbourg (Écriture, 2008), qui rassemble plus d’une centaine de portraits remarquablement denses, vifs, truffés de calembours mais en général justes des principaux poètes français calembourrés du XVème  au XXème  siècle, est une très bonne introduction à cette tradition, mais la collection complète de Nouvelles Hybrides, « papier » et internet,  n’est pas mal non plus.