N’y allez pas ! Restez devant votre télé, où vous pouvez zapper si le programme ne vous intéresse plus, ou devant votre écran d’ordinateur favori, où vous êtes libre de faire à toute vitesse tous les choix que vous voulez, et bien d’autres dont vous n’aviez pas la moindre idée il y a un instant. Mais n’allez pas voir l’exposition Hopper, au Grand Palais. Les tableaux de cet amerlo à l’huile sont dangereux ! Son nom signifie « sauteur » ou « cueilleur de houblon », mais il y a sans doute eu une erreur : c’est « Happeur » qu’il aurait dû s’appeler, parce que c’est ce que ses peintures font. Elles vous attirent. Elles vous aspirent. Et elles ne vous lâchent plus ! Ou bien quand elles veulent, après un temps qui peut être très long. Moi, par exemple, je n’ai retrouvé ma liberté que très récemment.

D’abord, ç’a été un tableau représentant une chambre dans laquelle une jeune femme nue, très blanche, est assise sur le bord d’un fauteuil bleu outremer et regarde par une grande fenêtre à travers laquelle tout le monde peut la voir : j’y suis restée deux ans. Je ne sais pas si les voyages forment vraiment la jeunesse, comme on le dit, mais moi pendant tout ce temps je n’ai rien appris. Je ne pourrais même pas vous dire ce que j’ai vu au dehors.

Edward Hopper : Onze heures du matin (détail), huile sur toile, 1926 (71,3.91,6 cm)

À peine relâchée – selon quels critères ? Est-ce que quelqu’un avait intrigué pour ma libération ? Mais qui s’en est seulement aperçu ? – , je me retrouve attablée à boire un café dans un self, la nuit, avec un chapeau cloche qui me donne l’air cruche. J’y suis restée un an ! Il y avait du progrès, d’accord, mais pour boire un café, vous avouerez, c’est un peu long …

Edward Hopper : Self (Automat), 1927. Huile sur toile, 71,4.91,4 cm.

Le tableau finit par me laisser sortir, et hop ! Me voilà happée par une autre sorte de restau, genre chinois un peu minable, de jour cette fois, et avec une amie. Six moispour vider un bol de riz cantonais. Pas étonnant si en sortant de cette auberge j’avais encore faim.

 

Edward Hopper : Chop suey, 1929. Huile sur toile, 81,3.96,5 cm.

Suivant ? Une chambre d’hôtel avec des meubles en bois sombre et des murs peints de couleurs claires, où je suis assise sur le bord du lit, avec seulement une sorte de combinaison orange, en train de rêvasser sur un gros livre ouvertNeuf mois ! J’aurais eu le temps de faire un enfant ! Et je n’avais pas avancé d’une page quand il m’a laissé partir …

 

Edward Hopper : Chambre d’hôtel, 1931. Huile sur toile, 152,4.165,7 cm.

 

De là je suis passée à une autre chambre, où je pianote distraitement pendant qu’un homme qui doit être mon mari – les amants, à ce qu’on dit, font plus attention à et ont plus d’attentions pour leur maîtresse – lit un stupide journal. Trois mois.

 

Edward Hopper : Chambre à New York, 1932. Huile sur toile, 74,4.93 cm.

 

Pour se désennuyer, le cinéma n’était pas forcément une mauvaise idée, mais bien sûr je me suis retrouvée dans le rôle de l’ouvreuse, à attendre pendant six mois un spectateur que j’aurais pu aider de ma lumière, et qui bien entendu n’est jamais venu.

Edward Hopper : Cinéma à New York, 1939. Huile sur toile, 81,9.101,9 cm.

La vie de bureau promettait d’être plus palpitante. Ha ! Ha ! Une potiche, voilà ce que j’étais. Bien roulée, avec une robe on ne peut plus moulante et du rouge à lèvres à faire fondre instantanément l’iceberg qui a coulé le Titanic, mais cet imbécile de patron qui ne s’intéresse qu’à ses papiers … Pas un regard ! Et j’ai dû supporter ça pendant quatre mois !

 

Edward Hopper : Bureau la nuit, 1940. Huile sur toile, 56,4.63,8 cm.

Le dernier : une femme d’âge moyen, vêtue d’une chemise de nuit rose-orangé, la tête curieusement carrée, assise sur un lit devant une grande fenêtre sans rideaux et se laissant envahir par la lumière du matin. C’était mon préféré, mais tout s’est passé comme si « Ils » l’avaient deviné et, avec le sadisme qui « Les » caractérise, ils ne m’y ont laissé que deux mois et six jours.

 

Edward Hopper : Soleil matinal, 1952. Huile sur toile, 71,4.101,9 cm.

 

Deux mois et six jours ? Je me suis demandée pourquoi un temps d’emprisonnement si bizarre, et je crois que j’ai trouvé la solution : si j’additionne toutes les durées de mes « séjours » dans ces divers tableaux, cela fait deux ans + un an + six mois + neuf mois + trois mois +six mois + quatre mois + deux mois et six jours = soixante six mois et six jours = 2013 jours ! Les tableaux de Hopper sont plus facétieux qu’il ne semble.

 

Du coup je suis arrivée en retard à l’école, pour chercher mon fils.

Vingt minutes et treize secondes après la sonnerie.

3 Réponses »

  1. 66 mois / 12 mois = 5,5 ans
    5,5 ans × 365 jours + 1 ou 2 « 29 février » = 2008,5 ou 2009,5 jours
    entre 2008 et 2010 jours + 6 jours = entre 2014 et 2016 jours
  2. Oui, en principe vous avez raison.
    Mais les six derniers jours étaient à durée variable,
    et indéterminable,
    donc, sauf erreur bien sûr,
    mon calcul est rigoureusement exact.

    Non ?

  3. Avec deux, un, six, neuf, trois, six, quatre, deux et six on peut faire :
    3 × (9 + 2) × ((6 + 4) × 6 + (2 − 1)) = 2013.