sans

autres

lecteurs

 

Tenir un stand au Salon de l’Autre Livre (S.A.L., c’est du propre) est un excellent exercice de patience : on peut en effet passer des heures à attendre les curieux intelligents et cultivés qui s’arrêteront, intrigués et admiratifs, devant les livres formidables que l’on propose, et essaieront de déterminer si l’intérieur est à la hauteur des promesses de la couverture en les ouvrant, précautionneusement, en les feuilletant lentement, en lisant des passages et en posant des questions à l’auteur-éditeur-vendeur qui, un tel cas échéant, n’aurait pas besoin de se forcer pour répondre en prenant un air ravi.

Mais personne, niemand, nobody, nikto, nadie, nessuno. En forme de vieux qui ont perdu leur regard dans quelque bar ou de jeunes qui s’exhibent et draguent cultureux. On en vient à se dire que la race des lecteurs est éteinte, plus encore celle des amateurs de livres, et on se console en offrant et en se faisant offrir des coups par des petits éditeurs voisins camarades de déception (ils n’ont pas bien sûr des appâts livresques aussi frétillants, mais on peut supposer que les poissons-chalands qui nagent dans les eaux blanc-mantellesques ont des goûts divers, et l’étonnant est qu’ils ne mordent à aucun hameçon). Et puis on va se souler de nostalgie en accompagnant le joueur d’orgue de Barbarie.

Il est aussi possible d’aller voir ce que proposent les compagnons de misère éditoriale, et, par exemple, si on est émoustillé par l’affirmation convenablement paradoxale et intempestive selon laquelle « Peu de vices sont plus difficiles à éradiquer que ceux qui sont généralement considérés comme des vertus. Le premier d’entre eux est la lecture.« , et si bien sûr on ne fréquente la vertu qu’avec modération, de troquer contre quelques euros un petit livre des Éditions du sonneur intitulé Le vice de la lecture. On y découvre un article d’une certaine Édith Wharton (1862 – 1937), dont on doit avouer en rougissantqu’on n’a jamais entendu parler, mais on va vite combler cette lacune, c’est promis, car ce texte en tout cas est aussi spirituel que pertinent.

Elle y explique que la lecture, considéré à son époque comme une vertu – mais notre époque, qui a horreur de la morale explicite, n’est à cet égard pas si différente -, est en réalité un vice, nocif à la bonne littérature lorsqu’on la pratique par devoir, comme une vertu. Il convient de distinguer en effet les lecteurs nés, pour lesquels lire est aussi vital que respirer, des lecteurs mécaniques, qui lisent en réfléchissant aussi peu que possible – pour réfléchir le moins possible – des livres choisis parmi ceux dont « on » parle, en se laissant mener du début à la fin et en passant immédiatement à un autre livre à la mode. Tant qu’ils ne lisent que des livres de genre – policiers, romans historiques, comédies sentimentales ou pornérotiques, essais de néo-philosophie, … -, les lecteurs mécaniques ne sont pas dangereux, mais ils le deviennent lorsqu’ils s’érigent en juges de la qualité littéraire, sacrant soleils les vessies de la médiocrité simpliste et confusionniste qu’ils sont capables d’apprécier. « Le livre nuisible est le livre trivial« , et le règne des lecteurs décérébrés amène logiquement le règne de la trivialité proclamée Originalité, le « Palais des platitudes » présenté comme Himalaya de l’excentrisme de gravité.

Il y aurait sans doute des choses à dire en faveur de la médiocrité, mais ce texte d’Édith Wharton – écrit en 1903 – apparaît  prophétique : nous sommes dans un monde éditorial où tout est fait pour le lecteur moyen, qui veut des livres à son niveau. Des livres sortant de l’ordinaire, certes, mais sans excès : pas trop originaux, ni trop bizarres, ni trop intelligents, ni trop énigmatiques, ni trop ludiques, ni trop drôles, ni trop philosophiques, ni trop beaux, ni, bien entendu, trop chers.

En principe, les visiteurs d’un « Salon de l’Autre Livre » devraient être beaucoup moins moutonniers que ceux qui vont approvisionner leur bibliothèque dans les grandes librairies ou dans les grandes surfaces. Ils devraient chercher des livres beaucoup plus rares, ailleurs introuvables, et ils devraient être capables de les reconnaître entre mille. Mais voilà : quand on leur propose des fantaisies patalittéraires à faire sortir de leurs orbites les yeux d’un loup qui vient de se goinfrer un chaperon rouge, ils restent impassibles.

Pas assez loups, sans doute. Ou bien ils ne sont pas tombés dans une marmite de texaverix quand ils étaient petix. Ou bien ce sont de mauvaises copies des lecteurs de jadis, voire naguère.