Jacques Damade a eu l’heureuse idée de publier dans sa maison d’édition (modestement quoique borgesiennement nommée La Bibliothèque) un ensemble de petits portraits de grands écrivains considérés en tant qu’amis. L’auteur, Jean Blot (pseudonyme d’Alexandre Blok), n’est pas très connu (j’avoue avoir découvert son existence à l’occasion de cette lecture), mais ses amis s’appelaient Pierre Emmanuel, Albert Camus, Eugène Ionesco, Marcel Arland, Albert Cohen, Roger Caillois, Lawrence Durrell, Nathalie Sarraute, Louis Guilloux ou Denis de Rougemont. Et les portraits sont vraiment amicaux, tout en donnant envie de relire ou lire les livres des portaiturés. Extraits :

Albert Camus : « Il aimait qu’on l’appelât Bébert la peste dans les bistros et restaurants qu’il fréquentait. Il en avait la malice et l’insolence. Soudain, dans une conversation, il se figeait. Son poing sur la bouche, il murmurait, mais d’un murmure bien audible, sur un ton consterné : J’ai un affreux soupçon. On étouffait le rire comme il le faisait lui-même, le poing sur la bouche, car bien sûr le soupçon était que l’interlocuteur soit un imbécile. Il enseignait aussi qu’il ne faut jamais dire le dernier des imbéciles car il ne faut décourager personne, et il y a presse. Il se moquait volontiers de son métier d’éditeur, proposant à Gallimard pour modèle l’éditeur japonais dont la lettre aurait été ainsi conçue : Votre manuscrit est admirable et tel qu’il n’en paraît que deux ou trois par siècle. malheureusement, si nous le publions, l’Empereur exigera de nous de ne publier que des manuscrits d’une valeur comparable. Ils sont si rares que ce serait la ruine de notre maison. C’est pourquoi, etc … »

Eugène Ionesco :  » Première rencontre  – Voilà Rody ! Voilà ma femme !  J’allais me lever. Il me retint. – Non, restez assis, à son niveau. Elle est si petite que quand elle est debout, on la croit assise … Il la couvait d’une tendresse presque palpable et sous la caresse de laquelle, toute petite, elle frémissait. – Vous savez, quand je l’ai épousée, elle m’avait promis de grandir. Mais les promesses des femmes … – Ô Eugène, tu es insupportable  Elle était ravie. »

Marcel Arland : « Marcel se plaignait à moi d’Emmanuel Berl qui se moquait de lui parce qu’il faisait parler les arbres, le ciel, les plantes, toute chose. – Sans doute, votre ami a raison. C’est un peu facile, artificiel, enfantin … Mais avouez, Alex, qu’il est des matins à la campagne où, quand on ouvre la fenêtre et que feuilles, branches,lumière enfin, tout parle, tout vous dit quelque chose, je ne sais quoi. – Mais si, Marcel, il dit « Bonjour petit, tu es des nôtres ! » – O Alex, comme c’est bien ! Comme c’est juste ! Ça, vous devez l’écrire ! … Le visage comme épanoui de joie  – Non, Marcel, je ne peux pas ! /…/ – Pourquoi ? Ô pardon, Alex. Ma mémoire. Parce que vous l’avez déjà écrit, bien sûr …  – Non, Marcel, moi non ! Mais vous ! »

Roger Caillois : « Il aimait se moquer, ses gros yeux brillants comme des charbons ardents derrière ses lunettes. J’étais une victime facile. C’est ainsi que, le conduisant en voiture de Vichy, où nous réunissait le prix Valéry Larbaud, à Saint-Pourçain, pour goûter le rosé du pays qu’il affectionnait plus que de raison, je m’étonnais du nom de la bourgade. Il m’expliqua aussitôt qu’il s’agissait d’une tribu celte particulièrement sauvage du Bourbonnais, obsédée par les seins féminins. D’où les vendettas – et de même que l’on disait oeil pour oeil, dent pour dent, on disait dans le Bourbonnais en hommage et reproche à la tribu celte, « Sein pour sein » … Je faillis le croire. »

« Ionesco et Caillois se disputaient sur la politique de l’Académie. Des grosses lèvres de Ionesco tomba : – Que voulez-vous, mon cher, vous manquez d’orgueil …  – Moi !  Je crus que Caillois allait exploser. – Moi ! Manquer d’orgueil ! L’autre jour, on me disait : « Vous savez, Gaston Gallimard est plein d’admiration pour vous …  » Vous savez ce que j’ai répondu :  » De quel droit ? » … Ça c’est l’orgueil … Ionesco eut l’air si triste qu’on se hâta de le consoler.

Louis Guilloux : « Il avait connu Max Jacob. Il l’avait aimé. Il racontait sur lui maintes histoires. Voici la plus belle : – Max, c’est vrai que tu as vu la Sainte Vierge  – Très vrai, comme je te vois  – Alors elle t’a parlé ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la Sainte Vierge ?  – Oh, pas grand-chose  – Mais tout-de-même  – Elle m’a dit : « Ce que t’es moche, mon pauvre Max, ce que t’es moche ! »  – Et tu lui as répondu ?  – Oui. Je lui ai dit : pas tant que ça, Bonne Vierge, pas tant que ça !  – Et … – Et c’est tout. Elle a disparu. Elle n’est pas revenue. »

Denis de Rougemont : « Les beaux jours revenus, il expliquait volontiers, ne serait-ce que pour agacer les hôtes français, chez nous à Colovrex, chez lui à Ferney, que la Suisse était le plus grand pays d’Europe. Il suffisait de bien le repasser pour qu’il aille de la mer du Nord jusqu’à Rome et au-delà … »

« Denis aimait Ferney. Il était fier de son voisinage avec Voltaire et montrait son église sur le fronton de laquelle était inscrit : « À Dieu, de Voltaire« . Denis affirmait que le paysan s’inclinait, se découvrant en lisant la dédicace, et grommelait : « Deux bien grands noms« 

« il arrivait à Denis de boire un peu trop. Nanik fondait sur lui et exigeait: – Denis, dis « Solennel ». S’il hésitait, si sa langue lui fourchait « Solenol », Selonel« , elle lui retirait le verre de la main. »