(la lecture de la très brève « histoire du haz’art » que je vous proposai récemment a rappelé à Benoît Vitse une étude qu’il avait consacré à la question très voisine de l’art et du hasard, et même si j’ai des réserves sur certains points ou sur la nécessité d’écrire aujourd’hui encore un plaidoyer en faveur du hasard en art, elle me semble assez intéressante pour que je la publie ici)

Lorsqu’on parle sérieusement d’art, on ne peut penser une seconde à l’introduction dans l’œuvre d’une part de hasard. L’artiste maîtrise chaque seconde d’inspiration et, lors du passage à l’acte, rien ne saurait intervenir que son génie créateur. Sinon, se dit le passant qui passe, si le hasard intervient, alors moi aussi, je suis artiste. Pourquoi pas ? Et c’est vrai que « hasardeux » n’est pas un adjectif particulièrement valorisant.

Pourtant, l’utilisation du hasard en art n’est pas récente. Les peintures rupestres nous montrent que les artistes de cette époque profitaient des formes et des sinuosités aléatoires des parois pour réaliser tel œuvre plutôt que telle autre. Un bout de pierre en forme de queue imposait un dessin de cheval

Dans la Chine ancienne, on prônait l’acceptation de ce que livrent les opérations du hasard (Méthode I Ching). En fait, écrit le musicien américain John Cage reprenant pour ses recherches cette même méthode, le I Ching promet un sort tout à fait triste à qui n’accepterait pas le sort. Essayer de forcer le hasard conduit à la catastrophe.

Chacun a encore dans la tête le titre d’un poème de Stéphane Mallarmé (1842-1898), fortement annonciateur des recherches du XXéme siècle dans ce domaine : Un coup de dès jamais n’abolira le hasardCe texte dont la forme donne l’illusion d’un jet de dès sur une table se termine d’ailleurs par cette phrase explicite : Toute Pensée émet un coup de dès.

Bien entendu, ce sont les mouvements Dada et Surréaliste qui ont donné une autre dimension à cette quête du hasard dans l’art et inversement. On peut citer Marcel DuchampJean Arp, Max Ernst, Tristan Tzara, Oscar Dominguez ou encore André Breton. Mais c’est aux premières Improvisations de Vassily Kandinsky, datant de 1910-1911, ainsi qu’aux papiers collés de Picasso, datant eux de 1912, qu’on peut faire remonter les prémices d’un art livré à l’inconscient, à l’automatisme et aux assemblages fortuits. Certains musiciens avant-gardistes ont utilisé le hasard par le choix de notes tirées au sort ; c’est notamment le cas du futuriste italien Luigi Russolo, qui écrivit d’ailleurs un manifeste intitulé L’Art des Bruits (1913). Les surréalistes ont rendu célèbres certaines formes d’introduction du hasard dans la production artistique. L’exemple le plus fameux est le Cadavre exquis, jeu collectif dont le principe est simple : composer des phrases à partir de mots que chacun écrit tour à tour, en ignorant la collaboration des joueurs précédents. La première phrase obtenue par ce procédé, en 1925, fut : « Le cadavre exquis boira le vin nouveau« .

Ce que Breton réhabilite sous le nom de hasard objectif , c’est la vieille croyance en la sympathie entre les hommes, en la télépathie, en certaines formes de prémonition. Mais cette notion est dépourvue, à ses yeux, de tout fondement mystique. Le hasard objectif est alors « une forme de manifestation de la nécessité » (Engels). Dans son roman Nadja (1928), Breton est bouleversé par le personnage qui donne le titre à l’œuvre et qui semble posséder un pouvoir médiumnique. Ainsi annonce-t-elle que telle fenêtre va s’éclairer d’une lumière rouge, ce qui se produit presque immédiatement.

Le hasard n’est pas nécessairement voulu ; il est parfois involontaire. On peut presque dire que le hasard vient le plus souvent par hasard. Il ne faut pas croire pour autant que tout se passe sans qu’on n’en prenne conscience. L’intrusion du hasard est parfois vivement ressentie. Pierre Boulez, musicien contemporain français né en 1925, explique même ses difficultés lorsqu’il a voulu réduire la place du hasard : Désespérément, on cherche à dominer un matériel par un effort ardu, soutenu, vigilant, et désespérément le hasard subsiste, s’introduit par mille issues impossibles à calfater… Et c’est bien ainsi : l’ultime ruse du compositeur ne serait-elle pas d’absorber ce hasard ? Pourquoi ne pas apprivoiser ce potentiel et le forcer à rendre des comptes, à rendre compte ? (Aléas – 1957)

Il ne s’agit pas non plus, bien sûr, d’obéir sans contrôle, en étant passif. Adopter le hasard par faiblesse, par facilité, se livrer à lui, est une forme de renoncement à laquelle on ne saurait souscrire sans nier toutes les prérogatives et les hiérarchies qu’implique une œuvre créée continue Pierre Boulez.

Au contraire, il s’agit de trouver dans le hasard une force nouvelle, voire de dégager un art nouveau comme ce fut le cas pour le peintre américain Jackson Pollock (1912-1956). Il inventa la technique du dripping qui consiste à déverser la peinture directement d’un bâton, d’un pinceau ou même d’un pot ou d’un récipient perforé ou non, sans contact direct avec la toile. Cette technique, qui avait d’ailleurs été pratiquée déjà, de façon occasionnelle, par Ernst et Masson, permet un automatisme complet, une spontanéité parfaite, une immédiateté abolissant toute frontière entre l’artiste et son œuvre, faisant de chacune des toiles ainsi obtenues une œuvre unique absolue, dans lequel le rapport direct au hasard est évident.

Un des cas les plus curieux et intéressants est bien celui de Victor Brauner, qui a perdu un œil au cours d’une bagarre entre deux peintres. Brauner souffrait depuis longtemps d’une obsession centrée sur les organes visuels, comme l’atteste son autoportrait le représentant borgne de l’œil droit réalisé sept ans avant son accident. On peut dire que le hasard l’a aidé à réaliser un destin presque prévisible. « Le poète invoque le hasard » a écrit Novalis.

On pourrait multiplier les exemples. Du reste, on sait que, dans le domaine scientifique, un grand nombre d’inventions sont le fait du hasard. Pourquoi alors s’en étonner, voire s’en offusquer, quand il s’agit de création artistique ? L’homme aurait-il pour l’art une exigence si haute qu’il n’y accepterait aucune intervention fortuite, en laissant à la science le droit de s’en accommoder ?

Marqué comme: 

 est
Email à cet auteur | Tous les Articles par 

2 Réponses »

  1. En ce qui concerne « le plaidoyer en faveur du hasard en art », il faut quand même que je précise que j’ai écrit cet article en roumain pour un journal roumain et que là-bas il n’était pas évident pour tout le monde de reconnaître la permanence aléatoire dans la création artistique.

    Bien cordialement,

    Benoît Vitse

  2. Oui, j’avais supposé quelque chose de ce genre

    mais comme ceux qui acceptent ici le hasard en art sans la moindre discussion
    ne savent plus du tout ce que peut être un art qui ne repose pas sur le hasard,
    et ont un sens de la transcendance de l’Art très émoussé,
    ce sera peut-être utile quand même

    encore merci, donc

    et.c.