[ Nous commençons aujourd’hui 21 janvier 2021 — non sans une pensée fraternelle pour l’épreuve d’endurance que nous proposons au lecteur — à publier ici, par fragments, la thèse d’État qu’Etienne Cornevin a soutenu en 1988 à l’université Paris X, sous la direction de Gilbert Lascault, « Figures et esthétiques de l’art contemporain en Tchécoslovaquie ». D‘abord, l’introduction, qui sera présentée en trois parties. ]

                  

                      1. Avant-propos (ou) Introduction générale à la thèse (1/3)

 

Par hasard, ou avec toutes ses apparences, j’ai été amené à passer de nombreuses années à Bratislava. J’ai appris le slovaque, qui permet aussi de comprendre le tchèque, et, par un autre hasard, j’ai fait connaissance de quelques artistes dont les “travaux” m’ont extrêmement surpris : beaucoup de ce qu’on me montrait était très bon : original, intéressant, troublant même, sans rien de provincial. Il y avait là, de toute évidence, des œuvres de première grandeur. L‘une d’entre elles, celle de Rudolf Filá, a même été un éblouissement comparable à ce que j’avais éprouvé autrefois en découvrant Kandinsky et Klee. Et tout cela était pratiquement inconnu, tant en Tchécoslovaquie — où, à l’époque, l‘art indépendant ne bénéficiait d’aucune publicité — , qu’à l’ “étranger”.

Que faites-vous lorsque vous découvrez Picasso ? Situation invraisemblable. Nous ne sommes plus à une époque où on découvre des grands artistes. Et pourtant. Il fallait entreprendre quelque chose, mais je ne me sentais pas du tout préparé. J’avais étudié la philosophie, j’avais même fait une maîtrise d’esthétique, mais je me sentais étranger au monde et aux problèmes de l‘art contemporain. J’avais assisté à des happenings, suivi des avions en papier lancés par des youpees dans un amphi de la Halle aux vins, mangé du bread et regardé les puppet du Theater, vu les chiens de Cueco commencer à arpenter leurs escaliers, et j’allais voir les expositions du Musée d’Art moderne, mais irrégulièrement, sans passion, avec l’impression souvent que quelque chose sonnait faux ou, du moins, en restant sur ma faim. Il me semblait que l’art était désormais de l’ordre de la “curiosité”, un peu trop souvent ennuyeux, et servi avec des sauces théoriques peu digestes, incapable en tout cas de procurer des… extases — quel autre mot ? — comparables à celles que peut donner le cinéma, la littérature, l’art des époques pré-modernes ou celui des âges héroïques de l’art moderne. Même ce qui me plaisait sans restriction, comme les tapis de boules à mouvement imperceptible de Pol Bury ou les machines de Tinguely ne me paraissait pas en relation avec… “l’essentiel” !

Mais les tableaux que je voyais chaque fois que je rendais visite à Filá, cela concernait 1’essentiel, et c’est cela qu’il me fallait comprendre. Je me mis à étudier son œuvre, et à méditer les questions qu’elle posait, ou, surtout, celles qu’elle supposait résolues. En même temps, j’entrepris de compléter mon initiation à l’art slovaque en allant voir tous les auteurs dont on me disait du bien, plus certains dont on m’en disait moins, et en rassemblant de la documentation. J’étendis bientôt le champ de mes investigations à la Bohême et à la Moravie, car il devint vite évident que l’art moderne vivant en Slovaquie était incompréhensible hors du contexte d’ensemble de l’art moderne vivant en Tchécoslovaquie, et je découvris ainsi beaucoup d’œuvres admirables, et plus encore d’artistes très attachants. J’eus à m’habituer à des manières de penser l’art très différentes de celles qui ont cours ici, beaucoup plus graves et, dans certains cas au moins, beaucoup plus profondes. On me prêta les textes qui circulent dans le Samizdat, et je constatai qu’il existait aussi, dans ce milieu si incroyablement hostile à tout ce qui procède d’un esprit indépendant, une littérature critique de très haut niveau. Les textes de Jindřich Chalupecký, en particulier, m’impressionnèrent beaucoup par leur tenue toute classique et par leur manière de réfléchir l’art moderne en étant à la fois très attentif à la singularité des œuvres et des personnalités, et soucieux de les situer dans le cadre fondamental de l’évolution de la civilisation occidentale.

Certaines de ces études m’ont paru tellement substantielles et justes, “bien posées”, que j’ai entrepris de les traduire, et ce sont ces traductions qui constituent la première partie de cette thèse. Il m’a semblé en effet qu’on ne pouvait rêver meilleure introduction à l’histoire et à la problématique de l’art moderne contemporain en Tchécoslovaquie — et, peut-être, dans le monde. Je suis loin de partager toutes ses analyses mais 1/ elles font partie de l’histoire qu’elles thématisent, 2/ elles soulèvent des questions très réelles, et cruciales, 3/ je n’aurais pu prétendre à une connaissance aussi profonde et certaine des grands artistes anti-artistes auxquelles elles sont consacrées : certains d’entre eux sont morts, rien ne remplace la fréquentation régulière, et mes séjours à Prague étaient toujours brefs et exceptionnels. Pour préciser ce mélange d’assentiment fondamental et de distance, j’ai introduit ma traduction-introduction par un long essai, intitulé Art dedans hors le monde, où je me suis efforcé de formuler certaines conséquences paradoxales de la question — à laquelle Chalupecký ne cesse de revenir — du sens de l’art dans le monde moderne.

Dans la perspective minimale du témoignage, j’ai envisagé d’écrire une sorte de dictionnaire de l’art moderne en Tchécoslovaquie après 45, et j’ai rassemblé à cette fin le matériel indispensable, mais il m’a semblé plus urgent de me concentrer sur les problèmes de tous ordres que soulèvent quelques œuvres, car à quoi bon faire connaître une centaine de nouveaux noms si c‘est pour qu’ils viennent s’ajouter à la confusion des dictionnaires d’art contemporain ? Et puis, une notice, même si elle est exacte, pertinente et sensible, ne dit rien si on n’a pas la possibilité de voir ce à quoi elle se réfère, et je crains qu’il ne nous faille attendre encore un peu. J’ai donc choisi la compréhension plutôt que l’extension, mais l’une suppose l’autre, l’intelligence en profondeur d’une oeuvre demande qu’on en connaisse beaucoup d’autres. Pour “expliquer” une douzaine d’auteurs slovaques,moraves et tchèques, j’ai dû faire référence à une centaine de noms connus ou inconnus. Il n’est pas sûr qu’on ait beaucoup perdu en exhaustivité.

Résumer ces essais est impossible. Je crains qu’on ne soit obligé de les lire pour pouvoir se prononcer à leur sujet. Ce sont des “monographies théoriques”. Chacune d’elles est liée à 1’examen d‘un grand thème. Celui qui occupe toute la deuxième partie — qui est une sorte de méta-essai — pourrait être intitulé Rudolf Filá ou la peinture. Ceux qui composent la troisième partie : Václav Boštík ou l’invention du commencement ; Václav Chad ou l’expressionnisme ; Adriena Šimotová ou la possibilité d‘un art moderne et élégiaque ; Dalibor Chatrný ou les formes à priori de l’impossibilité ; Juraj Bartusz ou la muse du traumatisme ; Maria Bartuszová ou le tragique lent. Ceux qui composent la quatrième partie : Jozef Jankovič ou la monstruosité du normal ; Kurt Gebauer ou la sculpture pour rire ; Marián Mudroch ou la sublimation ; Otis Laubert ou les derniers seront les premiers ; Rudolf Sikora ou le comble de la mégalomanie ; Milan Bočkay ou la vérité du mensonge ; Daniel Fischer ou les métamorphoses anamorphiques. Ils sont rangés selon l’ordre chronologique, mais on peut les lire dans n‘importe quel ordre.

« Ça part dans tous les sens ». Mais il y a une affirmation qui unifie cette dispersion, qui n’était démontrable que par cette dispersion, il y a une thèse. D’ordre “faible”, concernant l’histoire de l‘art : dans la Tchécoslovaquie d‘après 48, malgré des conditions longtemps défavorables, il y a eu et il y a une abondance remarquable d’artistes de sensibilité moderne qui ont créé et créent des oeuvres exigeantes, originales, contemporaines, personnelles, et dont les harmoniques sont souvent beaucoup plus profondes que celles de l’art moderne que nous connaissons. Pour le dire d’une manière journalistique : Prague et Bratislava ont été tout autant des centres de l’art moderne des années 60 et 70 que New-York, Rome, Paris. Centres silencieux, d’un art souvent silencieux. Corollaires immédiats : — toutes les histoires de l’art de l’après-guerre sont faussées par l’ignorance de ce qui s‘est créé de l’autre côté du rideau de fer — il convient de revoir à la baisse le préjugé avantageux des ressortissants des nations démocratiques et riches, selon lequel aucune oeuvre d’importance ne saurait naître sous un régime qui refuse l’art moderne, et pas seulement en théorie : un des buts fondamentaux de mon travail serait atteint s‘il suscitait chez quelques lecteurs l’envie d’y aller voir. Prague n’est pas beaucoup plus loin de Paris que Marseille, Bratislava est à une heure de route de Vienne…

(à suivre…)